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20 novembre 2006 1 20 /11 /novembre /2006 11:21

Article publié dans

Ethique et implant cochléaire
Que faut-il réparer?
Giot, J. et Meurant, L. (eds)

Presses Universitaires de Namur, 2006, 92 p.

ISBN 978-2-87037-530-3

 Ethique et implant cochléaire
 La traversée du miroir

 Dr Benoît Drion

  Praticien Hospitalier, responsable de l’Unité d’accueil et de soins en Langue des Signes du Nord-Pas de Calais
Groupe Hospitalier de l’Institut Catholique de Lille (http://www.ghicl.fr/patients-usagers/accueil-personnes-sourdes.asp)

 Comment faire part de mes doutes sur les questions éthiques que pose l’implantation cochléaire chez les enfants sourds ? Depuis que la question me taraude, comme un indicible sentiment, j’y vois un abus de pouvoir d’une médecine trop organiciste. Un débat au cœur duquel se situe la Langue des Signes.

  Signes non comme on copie, mais comme on pilote (Henri Michaux)

 

 Comme tous mes collègues médecins, j’ai été formé à l’école de la médecine scientifique et de ce qu’il est maintenant convenu d’appeler l’Evidence Based Medicine. J’ai personnellement la plus extrême réticence à l’égard de toutes les formes de médecines parallèles, celles qu’on qualifie parfois de « patamédecine ». J’ai longtemps pratiqué, avec plaisir, la médecine d’urgence en hôpital. Les services d’urgence sont des lieux, où la fréquentation quotidienne de situations médicales avec péril vital imminent, façonne inévitablement une manière de penser, dominée par des réflexes et des protocoles peu suspects de dérive romanesque. Plus formé à stabiliser la tension artérielle d’un polytraumatisé, qu’à écouter le mal-être de mes concitoyens, ce parcours médical particulier aurait dû logiquement m’amener à penser qu’on pouvait soigner la surdité comme n’importe quelle maladie. Mais ma rencontre, il a près de vingt ans, avec le monde des sourds, m’a apporté un tout autre éclairage que j’essaye de partager. Tout en sachant, le risque pris d’être rapidement catalogué de doux rêveur, de charlatan ou que sais-je, car il n’est aujourd’hui pas politiquement correct d’émettre des doutes sur la « vérité » médicale. Je crois aujourd’hui, très sincèrement que la médecine se fourvoie dans sa manière d’aborder, non pas la surdité des enfants, mais dans sa manière d’aborder les enfants sourds.

 

  RENCONTRE AVEC LES SOURDS

 

 Les sourds que j’évoque ici sont uniquement les sourds pré-linguaux. Au hasard de rencontres et d’amitiés, dès la fin de mes études de médecine, j’ai été amené à rencontrer leur monde. Je me suis vite rendu compte que, pour les sourds, l’accessibilité aux soins de santé était extrêmement problématique. Dans ma pratique d’urgentiste, j’ai effectivement été confronté plusieurs fois à des sourds en situation médicale dramatique. Ce constat n’a fait que s’amplifier, au fur et à mesure que mes yeux s’ouvraient. C’est à la demande pressante des sourds que j’avais commencé à fréquenter, que je me suis mis à apprendre leur langue. Parallèlement à mon métier d’urgentiste, j’ai développé une pratique libérale à Bruxelles, qui m’a permis d’accueillir des sourds et de balbutier avec eux en Langue des Signes. J’ai écrit à cette époque quelques articles dans des journaux médicaux pour tenter d’attirer l’attention de mes collègues. Sans grand succès, les sourds ne représentant qu’à peine un citoyen sur mille, comment un médecin lambda qui n’a dans sa patientèle qu’un seul sourd, peut-il voir qu’il existe un vrai problème de santé publique dans cette population ? J’ai appris à l’époque, par Diederik Zegers de Beyl , qui me demande aujourd’hui de partager mon témoignage, qu’un médecin, Jean Dagron , avait créé un accueil spécifique pour les sourds à l’hôpital Pitié-Salpétrière à Paris. A force de persuasion, il est parvenu à faire reconnaître cette problématique particulière par les autorités sanitaires. De fil en aiguille, quatorze pôles hospitaliers régionaux d’accueil des sourds en Langue des Signes ont pu être créés en France. Aujourd’hui, je suis responsable de celui du Nord-Pas de Calais. Dans le cadre de ce travail, nous recevons notamment un nombre important de ce que j’appellerais les « cabossés de l’oralisme », en souffrance psychique. Des personnes, qui savent qu’elles ont une surdité, mais à qui il nous arrive de devoir apprendre qu’elles sont sourdes.

 

 Les équipes de tous les pôles sont constituées, au minimum, d’un trépied comprenant un médecin qui peut recevoir des patients directement en Langue des Signes, des interprètes français-Langue des Signes, et surtout, des professionnels sourds responsables de l’accueil, de l’accompagnement, de la médiation et de l’animation du travail linguistique. La France est à ma connaissance, le seul pays au monde où de tels dispositifs existent. Aujourd’hui à Lille, après seulement quatre ans d’existence, notre Unité d’accueil en Langue des Signes a reçu plus du tiers de l’ensemble des sourds de la Métropole Lilloise , toutes catégories d’âges confondues. Ceux qui émettaient des doutes quant à l’intérêt d’un tel service doivent aujourd’hui se rendre à l’évidence : oui, il y a des centaines de sourds complètement exclus du système de soins. Ce n’est pas le lieu ici d’en parler, mais je ne peux m’empêcher d’affirmer haut et fort que la situation sanitaire des sourds est vraiment catastrophique et les pôles français ne sont qu’un début de réponse. Faut-il rappeler le désert belge dans ce domaine ?

 

 UN MONDE INVISIBLE

 

 Ce long préambule m’a semblé nécessaire pour asseoir la légitimité de mon propos concernant l’implant cochléaire. Bien qu’imprégné de médecine scientifique, j’ai eu la chance de bénéficier de l’éclairage nécessaire pour voir ce monde du silence. Aujourd’hui, je suis impliqué dans le monde des sourds, à la fois en Belgique et en France et les anecdotes que je raconte ici proviennent d’un côté ou de l’autre de la frontière. Pour tenter de faire part de mon questionnement, j’utiliserais l’image suivante. Nous, « bien-entendants », sommes comme devant un miroir sans tain. Nous pensons les sourds à notre image. Nous pensons les voir dans le miroir, leur monde ne serait pas distinct du nôtre. Lorsque, avec le parcours qui est le mien, on arrive à éclairer un peu derrière ce miroir et que l’on voit alors à travers lui, on y découvre une tout autre réalité. La Langue des Signes est cette lumière qui donne à voir cet ailleurs invisible. Un monde avec sa langue, sa culture, ses codes sociaux, ses frustrations, ses joies, ses rêves. Parmi ces rêves, jamais il n’y a celui d’entendre avec les oreilles. C’est pourtant celui sur lequel, faute d’éclairage, notre médecine focalise aujourd’hui tous ses efforts. Le témoin privilégié que je suis, se doit aujourd’hui de faire tout ce qu’il peut pour faire la lumière.

 

 Il n’est pas possible de parler de l’implantation cochléaire chez les enfants sourds, sans penser à leur surprenante rééducation, qui précède leur éducation et au dépistage précoce de la surdité, étape ultime d’une médecine dévoyée, solution finale à un problème dont la formulation même est biaisée. Propos excessifs me direz-vous ! Ecoutez la suite.

 

 POUR SON BIEN

 

 Lorsqu’il s’agit d’implantation cochléaire, il apparaît aujourd’hui légitime à toute une frange du corps médical, de s’affranchir du moindre raisonnement éthique. L’éthique ne nous apprend-elle pas que la médecine trouve d’abord sa légitimité dans le fait d’« enlever le mal » ? On enlève une tumeur, on enlève une pneumonie en tuant les microbes, on enlève une hypertension artérielle en administrant un médicament, on enlève un déséquilibre biologique lié à une insuffisance rénale en greffant un rein etc. Dans tous ces cas, le mal est identifié par le malade. L’éthique nous enseigne aussi que lorsque la médecine souhaite « apporter le bien », ce choix appartient au malade. Plus encore que lorsqu’on enlève le mal, l’intervention pour le bien des patients nécessite un consentement particulièrement éclairé.

 

 Tout est question de point de vue et ceux de la médecine et des sourds diffèrent radicalement. L’ORL pense enlever un déficit auditif, nous verrons que ce n’est pas possible. Le sourd, pense plutôt qu’on veut lui apporter l’audition, même s’il n’est pas demandeur.

 

 Le débat récent sur les aspects éthiques liés à cette greffe d’une partie de visage, vient parfaitement illustrer les choses. D’éminents professeurs de médecine se voient critiqués par d’aucuns qui mettent en doute le fait que la patiente ait marqué un « consentement éclairé » et qu’on ait suffisamment pesé les implications psychologiques de l’intervention. C’est une patiente à qui on souhaitait effectivement apporter quelque chose  pour son bien. Dans ce cas le débat a lieu, les questions sont posées. Lorsqu’il s’agit d’implantation cochléaire d’enfants sourds, les questions ne sont même pas posées, il y a un affranchissement complet du raisonnement éthique, qui confine parfois à la caricature. En voici un exemple.

 

 Il y a quelques mois, une réunion de médecins s’est déroulée dans un hôpital. Les aspects éthiques liés au dépistage précoce de la surdité et à l’implantation cochléaire devaient y être abordés. J’étais évidemment intéressé par le sujet. La dimension éthique du problème consistait pour ces médecins à se demander comment éviter qu’un seul enfant échappe au dépistage précoce et surtout comment faire par la suite, le diagnostic de surdité étant confirmé, pour qu’aucun enfant n’échappe à l’implantation cochléaire. La Ministre de la Santé (Communauté Française de Belgique) qui était présente s’est même répandue dans la presse médicale en parlant de filière de soins entre le dépistage précoce et l’implantation cochléaire.

 

 J’étais abasourdi et j’ai décidé d’écrire à la Ministre pour lui faire part de mes inquiétudes. Sa réponse est un florilège de représentations complètement décalées de la réalité du monde de derrière le miroir. Cette Ministre, comme les autres, est bien entendu conseillée par une armée de scientifiques et « experts en surdité », dont le prestige dissimule un raisonnement scientiste sous-tendu par un projet exclusivement opératoire. Ce qui peut arriver de pire aux sourds en bisbrouille avec la manière dont la médecine les perçoit, c’est qu’un Ministre, lui-même médecin, soit en charge des dossiers qui les concernent. C’est malheureusement ce qui s’est passé en Belgique où c’est une néphrologue qui tient leur destin entre ses mains. L’orthophonie aurait-elle les mêmes effets sur un enfant sourd implanté que les immunosuppresseurs chez un greffé rénal ? L’une se chargeant de faire accepter la greffe par le moi psychique et les autres par le moi biologique ?

 

 FILIERE DE SOINS

 

 Pour qu’un programme de dépistage néonatal systématique puisse être mis en place, comme c’est le cas actuellement dans de nombreux pays (dont la Belgique et la France), l’OMS édicte qu’il doit répondre à un certain nombre de critères. Diverses affections sont ainsi dépistées en néonatal (ex. mucoviscidose, phénylcétonurie,…) dans le respect de ces règles. Il devrait théoriquement en être de même du dépistage néonatal de la surdité, pour lequel, étrangement, une série de critères qui rendent le dépistage admissible d’un point de vue éthique, ne me semblent pas rencontrés. En particulier ce type de dépistage doit être « éthiquement acceptable par les professionnels et la population ». Le problème, c’est que les sourds, dans leur grande majorité, sont farouchement opposés à ce dépistage. Lorsqu’on les interroge, il s’avère que ce n’est pas spécifiquement le dépistage qui les dérange, mais la filière de soins qui en découle et nous ramène à l’implantation cochléaire. Il en va de même d’une série d’autres critères qui ne poseraient pas de problème si le lien automatique – dépistage à diagnostic à implantation cochléaire - n’était pas érigé en filière de soins par les plus hautes autorités de l’Etat et de la médecine. Dans un tel contexte, les critères du dépistage précoce dépassent largement son cadre étroit et doivent se lire comme s’appliquant directement à l’implantation cochléaire. Et là, c’est beaucoup plus problématique. Il n’existe effectivement à ce jour aucune évaluation indépendante de la morbidité et de la mortalité directement liée à l’implantation cochléaire, pas plus que du rapport bénéfice/nuisance direct, à moyen et à long terme.

 

 Et je ne suis pas seul à penser cela, puisque le Groupe Européen d’Ethique des Sciences et des Nouvelles Technologies auprès de la Commission Européenne (GEE) a rendu un avis en mars 2005 qui mérité d’être cité : « Les efforts déployés pour promouvoir les implants cochléaires chez les enfants sourds posent des questions éthiques quand à son impact sur le porteur d’implant et sur la communauté des sourds (notamment ceux qui communiquent en Langue des Signes). Ils ignorent le problème d’intégration sociale du porteur d’implant dans cette communauté et ne prêtent pas une attention suffisante aux incidences psychologiques, linguistiques et sociologiques. Avant toute chose, ils promeuvent une vision particulière de la « normalité ». Du point de vue du GEE, la question des implants cochléaires elle-même, l’analyse risques/avantages et le problème d’accès équitable aux soins doivent être encore approfondis (sans oublier la distinction entre implants cochléaires unilatéraux et bilatéraux) ».

 

 Je vous entends d’ici me dire : « Mais pour qu’une implantation cochléaire soit efficace, il faut qu’elle soit faite le plus précocement possible, comment voulez-vous dans ces conditions demander son avis à un enfant ? N’est-il pas légitime dans ce cas de demander son avis à ses parents (sous-entendu : pour son bien) » ?

 

 Que faut-il entendre par implant efficace ? Vous me répondrez : « Un implant qui permette à l’enfant de s’intégrer, un implant qui lui permette d’entendre et de parler ». Je vous rétorquerai : « Qu’appelez-vous intégration » ? Le mot est magique, un sourd bien intégré est un sourd dont on ne voit plus qu’il est sourd me direz-vous ? Je caricature ? A peine !. Hors justement, je voudrais témoigner que ces dizaines de « cabossés de l’oralisme » que je rencontre sont justement ces sourds dont on a dit qu’ils étaient bien intégrés. Que faisons-nous de nos enfants ? Que faisons-nous à nos enfants ?

 

 « Comment voulez-vous demander son avis à un petit enfant sur la pertinence d’une implantation cochléaire ? Réfléchit-on sur le traitement à suivre lorsqu’un enfant présente un cancer du rein » ? Vous vous souvenez : enlever le mal, apporter le bien ? Nous y sommes. On ne peut pas considérer que soigner la surdité c’est enlever la déficience, comment pourrait-on enlever un manque ? Il s’agit en revanche d’apporter l’audition. Et c’est là que la métaphore du miroir permet de mieux comprendre. Si l’on ne voit rien de l’autre côte du miroir, que l’on pense de bonne foi, qu’il s’agit d’un miroir classique, le petit sourd est nécessairement comme nous. Je crois d’ailleurs que la grande majorité des médecins sont de bonne foi, il leur manque seulement un bon éclairage. Lorsqu’on sollicite l’avis des parents d’un enfant sourd, sans leur allumer la lumière, ils répètent logiquement ce qu’ils entendent de ce côte, pour le bien de leur enfant. Si la lumière s’allume de l’autre côté, on comprend que le petit sourd aura une vie différente de la nôtre, ni plus gaie, ni plus triste, simplement en partie différente. On comprend alors très vite qu’il convient aussi d’écouter ceux qui savent comment on vit de ce côté-là, c’est-à-dire écouter les sourds adultes, parler de leur différence, de leur autre manière d’être au monde.

 

 LE BONHEUR EN DECIBELS

 

 Leur point de vue est radicalement différent, ce qui fait d’ailleurs le malheur des ORL qui se voient refuser presque systématiquement l’implantation chez les enfants sourds, nés de parents sourds. Soit dit en passant, n’y aurait-il pas là quelque chose qui devrait nous mettre la puce à l’oreille ? Ces parents sourds d’enfants sourds, qui refusent qu’on « soigne » leur enfant, sont-ils vraiment tous de grands pervers ? Je n’insinue pas qu’il faudrait laisser les adultes sourds prendre des décisions pour des enfants sourds de parents entendants. Je voudrais seulement indiquer qu’il conviendrait que la lampe soit systématiquement allumée de l’autre côté du miroir pour que ces parents voient le devenir de leur enfant, qu’ils voient que le bonheur ne se mesure pas en décibels. Il faudrait que de tels parents soient encouragés systématiquement à rencontrer le plus grand nombre de sourds adultes, qu’ils aient les moyens d’apprendre la Langue des Signes, cet éclairage qui leur permettra de comprendre qui sont les sourds. Au lieu de cela, tout est fait pour les priver de cette rencontre.

 

 Contrairement aux recommandations du Comité Consultatif National d’Ethique (France), qui au vu de la grande incertitude en la matière, recommandait en 1994, que la Langue des Signes soit proposée systématiquement aux enfants sourds implantés, il n’en fut jamais rien. On peut d’ailleurs se demander à quoi servent ces avis, si ceux dont ils sont censés guider la pratique, n’en tiennent aucun compte. La Langue des Signes a même été systématiquement interdite par pratiquement tous les centres d’implantation. Dans un tel contexte, les parents qui l’ont proposée (parfois en cachette)  à leur enfant, sont de véritables héros. Certes, cet avis a maintenant dix ans et formulait ces recommandations tant que l’incertitude sur le développement cognitif d’enfants implantés n’avait pas trouvé de réponse. J’affirme qu’aujourd’hui encore, il n’existe pas de recul suffisant sur le devenir de ces enfants à moyen et à long terme. Il est incontestable que leurs capacités de vocalisation sont améliorées. Mais qu’en est-il de leur parole, de leur capacité à symboliser, de leur subjectivité d’humain ? Constitueront-il demain, de nouvelles cohortes de « cabossés de l’oralisme » ? De quel côte du miroir se situent-ils ? Savent-ils même que ce miroir est sans tain ?

 

 Lorsqu’on s’émeut du fait que la Langue des Signes soit si peu présente dans les Centres qui s’occupent de sourds, on s’entend inévitablement répondre que c’est faute de moyens, que si on avait les moyens… Qui attribue les subventions à ces Centres ? En début de chaîne, le financeur est le Ministère de la Santé. Qui conseille ce Ministère ? Les responsables des Centres préalablement cités, c’est d’ailleurs ce que les Ministres interpellés répondent. Ce n’est pas moi, c’est l’autre, cercle vicieux classique. Et pourtant, à peu de choses près, le coût d’un seul implant cochléaire (remboursé par la sécurité sociale) correspond au coût annuel d’un temps plein de professeur de Langue des Signes. Ce n’est évidemment pas l’argent qui manque ! Il est bien plus confortable de se laisser porter par le flot d’une pensée unique et simpliste, qui ramène l’humain et toute sa subjectivité à une histoire de sons. L’honnêteté nous oblige à ajouter que la plupart des Centres ont leur « déficient auditif » de service. Le problème, c’est que ces sourds qui pourraient apporter leurs compétences propres, sont là réduits à l’état de déficient auditif et qu’on ne tient en général aucun compte de leur avis et de leur connaissance intime de la surdité. Le turn-over de ces sourds dans les Centres est assez surprenant. Ils ne résistent en général pas plus de deux ans. C’est assez symptomatique du malaise ressenti.

 

 LE PLUS BEAU CADEAU

 

 Il m’est arrivé de recevoir en consultation, il y a quelques mois, une maman entendante d’enfant sourd. La date de l’implantation cochléaire de son fils était déjà fixée. Elle s’était renseignée sur les sourds et se posait la question de l’intérêt d’apprendre la Langue des Signes. Etant entendu qu’on lui avait dit « surtout pas » dans le centre d’implantation. L’accueil de nos consultations est fait par du personnel sourd en Langue des Signes. Lorsqu’elle m’a posé la question, j’ai ouvert la porte qui sépare mon bureau du secrétariat et j’ai demandé à ma collègue sourde de venir et de répondre à la question. Elle m’a regardé et elle m’a demandé : « Je peux dire ce que je pense ? ». J’ai été surpris par la question, je suis pourtant assez peu autoritaire et surtout pas du genre à ne pas laisser les gens dire ce qu’ils pensent. J’ai répondu : « Evidemment ! ». Et ma collègue s’est, comme je m’y attendais un peu, lancée dans un vibrant plaidoyer en faveur de la Langue des Signes. La maman a eu l’air rassurée, je pense que j’ai contribué à éclairer de l’autre côté du miroir. Avant de se quitter, elle m’a dit : « Mais vous, docteur, qu’est-ce que vous en pensez ? ». J’avais presque oublié que c’était moi qu’elle était venue voir. Elle devait encore aller payer sa consultation, il fallait bien que je dise quelque chose. Je lui ai dit : « Le plus beau cadeau que vous pouvez faire à votre enfant, c’est de vous mettre à apprendre la Langue des Signes. Je ne connais aucun sourd (et j’en connais beaucoup !), qui ait jamais reproché à ses parents d’apprendre la Langue des Signes, en revanche je ne compte plus ceux, qui passé l’adolescence, fassent le reproche insistant à leurs parents de ne pas l’avoir apprise ». Une autre fois, il m’est arrivé de recevoir en consultation, des parents et leur fils sourd. Quand ils m’ont vu discuter avec leur rejeton dans cette langue interdite (qu’eux ne pratiquaient pas, mais qu’il avait quand même apprise grâce à quelques contacts avec des sourds), ils se sont mis à pleurer tous les deux. Ils avaient traversé le miroir un peu rapidement ! Je leur ai dit un jour qu’ils devraient témoigner, mais ils m’ont fait comprendre qu’ils ressentaient une telle culpabilité, une telle honte de s’être fait manipuler, qu’ils n’y arriveraient pas, pas tout de suite.

 

 Après la consultation avec la première maman, j’ai demandé à ma collègue, pourquoi elle m’avait posé la question de savoir si elle pouvait dire ce qu’elle pensait. Elle m’a expliqué que son propos n’était pas vraiment le discours habituel de la médecine et qu’elle ne savait pas si elle pouvait dire cela à l’hôpital. J’ai eu l’impression que le miroir avait changé de sens. Quelle est la force castratrice de cette médecine, qui peut pousser ainsi certains à l’autocensure, dans un lieu pourtant ouvert à la Langue des Signes ? Cela me fait penser aussi, à ces psychologues ou orthophonistes, embrigadés dans des équipes où la pensée unique est la règle, et qui sous couvert d’anonymat, nous expriment parfois leurs doutes et leurs inquiétudes.

 

 UNE PROTHESE OSBOLETE

 

 De toute époque, les prothèses auditives ont été présentées comme le sommet de la perfection. Avec le recul, nous savons ce qu’il en est maintenant des appareils auditifs d’il y a vingt ou trente ans. Nous savons aussi ce qu’il en est des premiers implants cochléaires, tellement « efficaces » qu’un certain nombre de sourds voudraient se les faire enlever. Ils savent la réticence des ORL à ôter ce qu’ils ont mis en place. Aucune marche arrière n’est possible. Les enfants sourds d’aujourd’hui, qui seront les sourds adultes de demain, lorsqu’ils sont privés de Langue des Signes, se seront construits au travers d’un implant aujourd’hui à la pointe et qui dans dix ans sera obsolète. Et aux parents des enfants sourds d’alors, tiendra-t-on le même discours qu’à ceux d’aujourd’hui ? L’implant de demain sera meilleur. Nous savons que cette quête asymptotique de la perfection n’aura jamais de fin. Parce que, de fin en cette matière, il ne pourrait y avoir, que si le corps que nous avons, venait se confondre avec le corps que nous sommes. Seul le langage nous sépare des autres animaux. Ce sont nos capacités linguistiques qui font de nous des humains. Qu’advient-il lorsque l’acquisition de sa propre humanité passe exclusivement par une prothèse qui demain sera obsolète ?

 

 La médecine s’apparente parfois à une entreprise de normalisation. Et la société, par sa voix (les médias), abonde dans ce sens, en véhiculant les clichés les plus éculés. Plus encore en matière de surdité que dans d’autres, la médecine est aujourd’hui totalement sourde aux apports des sciences humaines, qui mènent une réflexion qui devrait pourtant l’éclairer en matière de surdité. Qu’il s’agisse de philosophes, de linguistes, de psychologues, d’ethnologues, de sociologues, de psychanalystes, de quelques médecins aussi, ou d’autres, le concert de ceux qui s’inquiètent de la dérive scientiste de la prise en charge précoce de la surdité, n’arrive pas aux oreilles d’une médecine qui ne veut pas entendre. Notre médecine, ma médecine, estime aujourd’hui légitime de manipuler chirurgicalement le mode perceptif d’autrui pour son bien, et cela ne poserait pas de questions éthiques ? La seule question qui vaudrait la peine d’être débattue serait de savoir comment faire pour qu’aucun enfant n’y échappe ? Le terme est peut-être à la mode aujourd’hui, mais faudrait-il parler de lepénisation des esprits ? Car l’entreprise totalitaire qui vise à éradiquer les sourds est en bon chemin. Accrochez-vous bien, en voici une illustration.

 

 EUGENISME EN MARCHE

 

 Dans le cadre de mon travail à Lille, j’ai été amené à recevoir plusieurs couples de sourds pour prise en charge de stérilité. Après un bilan de routine tel que je puis le faire, je les ai adressés à l’un ou l’autre service spécialisé. Nous savons aujourd’hui que la plupart des surdités ont une origine génétique, et donc, lorsqu’un couple de sourds enfante, il a statistiquement plus du chances d’avoir un enfant sourd qu’un couple d’entendants. Ce qui perturbe manifestement les équipes qui s’occupent de stérilité, mais pas du tout les sourds concernés, pour qui, généralement, il importe peu de savoir si l’enfant sera sourd ou entendant (avec parfois même une préférence pour qu’il soit sourd ; là aussi, cela ne devrait-il pas nous interpeller ?). Sans jamais leur refuser clairement la prise en charge de leur stérilité, on s’arrange, en multipliant les avis divers (notamment un bilan ORL complet, quel est le rapport avec la demande ?), les évaluations génétiques (dont ils ne sont nullement demandeurs, mais on leur dit que s’ils veulent un enfant, il faut savoir !) etc. A tel point, qu’avant même de prendre en charge leur stérilité comme on l’aurait fait pour un couple d’entendants, on les fait poiroter pendant plusieurs années (avec, en plus, un coût invraisemblable pour eux et la sécurité sociale). Des années, qui pour certains de ces couples, les amènent à la limite biologique de fécondité d’une femme. Et, je finis par recevoir un courrier de gynécologue, clairement soulagé que le problème ne se pose plus. Rien qu’à décrire cette situation maintenant par écrit, j’en ai des frissons. Et cette attitude n’est pas le fait d’un seul médecin, elle s’est reproduite avec plusieurs. Bien sûr, on me répliquera qu’il n’était nullement question d’eugénisme ! C’est moi qui n’ai pas dû comprendre. Et je ne parle pas ici de diagnostic anténatal, voire préconceptionnel, car là aussi j’aurais quelques histoires croustillantes à raconter. Les progrès fulgurants de la génétique nous réservent des débats qui relègueront celui sur l’implant au rayon des vieilleries. Le pire c’est que ceux qui ont ces comportements sont persuadés d’agir pour le bien. Dans l’histoire, à d’autres époques, certains qui agissaient pour une certaine idée du bien, ont parfois erré, avant de dire plus tard : « Si j’avais su… ».

 

 PETITS MEURTES EN MUSIQUE

 

 La capacité d’un enfant à se conformer à ce qui est attendu de lui est étonnante. Dans certains Centres, on va même jusqu’à faire chanter des enfants sourds, on en fait des musiciens. Formidables animaux de cirque, on ne voit plus qu’ils sont sourds, l’entreprise de déni est totale, mais tout le monde est heureux. Jusqu’au jour où ces oiseaux, qu’on a pris pour des poissons, finissent par se noyer. Certains de ces « cabossés de l’oralisme », victimes de ces petits meurtres en musique, viennent alors déposer chez nous, leur désarrois. Car on ne sort pas indemne d’une ou deux décennies à singer les entendants.

 

 Et si les signes des sourds étaient à l’image de ceux d’Henri Michaux, représentant des mouvements, qui, dans « Face aux verrous », écrivait :

 

 Signes des dix mille façons d’être en équilibre dans ce monde mouvant qui se rit de l’adaptation

 

 Signes surtout pour retirer son être du piège de la langue des autres, faite pour gagner contre vous, comme une roulette bien réglée qui ne vous laisse que quelques coups heureux et la ruine de la défaite pour finir (…)

 

 Signes non pour retour en arrière, mais pour mieux « passer la ligne » à chaque instant

 

 Signes non comme on copie, mais comme on pilote (…)

 

 Signes, non pour être complet, non pour conjuguer, mais pour être fidèle à son « transitoire »

 

 Signes pour retrouver le don des langues, la sienne au moins, que, sinon soi, qui la parlera ? (…)

 

 Plus loin, il écrit encore :

 

 Nous agissons sur leurs enfants avant qu’ils naissent, quand fœtus, ils gisent encore sans bouger dans le ventre de leur mère alourdie.

 

 Mais nous bougeons. De loin, nous dirigeons au clavier. Ceux que nous « travaillons » cet été, naîtront sous le signe du têtard. Les organes de l’assimilation basse seront bien développés et ils penseront en volumes. (…)

 

 Et ce n’est qu’une des mélodies de notre clavier, lequel permet des milliers et des milliers de combinaisons et parmi elles combien de néfastes, combien d’idiotisantes à la longue, combien de mortelles.

 

 

 

 

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commentaires

K
malgré que des médecins sont de bonne foi<br /> je  pense qu'il doit y avoir des dessous de table pour promouvoir l'implant cochléaire , pour ces centres d'implantation et ces associations qui sont tres fortes en propagande , en tout cas ces dites associations sont bien aidées financierement par les fabricants d'implants
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M
Merci pour vos différents textes. Ca fait du bien de percevoir le coeur que vous mettez à défendre le droit d'expression et l'identité des sourds, et la finesse de votre réflexion. Continuez!<br /> Un aspect dont j'aimerais que la médecine parle un peu plus aussi: les probables conséquences néfastes de l'implant sur la santé: comment imaginer qu'un électrode placé à quelques millimètres du cerveau soit totalement inoffensif? (y a-t-il des études ob-jec-ti-ves sur la question???)<br /> Bien sûr, votre combat met en première place l'identité de la personne sourde, et ça se comprend (en tant que "devenue sourde", les problèmes d'identité quand le rapport perceptif est modifié, je connais... et j'ai dépassé!). Je ne rajoute ce point que pour développer la réflexion dans une direction supplémentaire.<br /> Moi-même adulte de 40 ans devenue sourde dans mon enfance, et "implantable", je ne fais pas partie du monde des sourds pré-linguaux. Cela ne m'empêche pas de connaître et comprendre (un peu comme vous) cet autre côté du miroir, et d'avoir appris -tardivement- la langue des signes pour m'y repérer un peu mieux. Et je suis sensible à ce que j'y vois...<br /> MERCI
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A
Monsieur Drion, je partage votre révolte. <br /> Je suis médecin généraliste remplaçante et également maman d\\\'un enfant sourd de deux ans et demi. L\\\'attitude des dits professionnels de la surdité est scandaleuse! face à mon ambivalence sur l\\\'intérêt de l\\\'implant je me suis vue répondre que je fermais la porte des universités à mon fils. Tentant d\\\'évoquer la question éthique soulevée par cette pratique je me suis quasiment vue rire au nez. Cela m\\\'a bien évidemment confortée dans la décision que je sentais la bonne dans mon coeur; l\\\'accompagner dans sa langue naturelle avec pour seule exigence éducative future, la maitrise de la langue française ecrite, seule garant de l\\\'\\\"intégration\\\" à mon sens.<br /> Je m\\\'indigne également devant ce projet de dépistage néonatal de la surdité compromettant l\\\'établissement d\\\'un lien solide et favorisant uniquement les démarches \\\"réparatrices\\\" précoces.<br /> L\\\'exemple suedois avec institutionnalisation du bilinguisme nous prouve l\\\'efficience d\\\'une telle méthode en terme d\\\' intégration mais qu\\\'a cela ne tienne, la France poursuit sa croisade réparatrice. <br /> Les ambitions médicales outrepassent les compétences des médecins en terme de sociologie, de linguistique et de pédagogie.<br /> Bref ça fait du bien de se sentir moins seul.<br /> Merci pour ce blog
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