Pour faciliter sa lecture, ce travail est publié en plusieurs articles, en voici le plan
(E) Fonctions assurées par l’Intermédiateur : (E.1) Interprète-relais ;
(E.2) Educateur en santé ; (E.3) Educateur thérapeutique, informateur ;
(E.4) Expert linguistique, « orthosigniste » ;
E. Fonctions assurées par l’intermédiateur
Nous allons tenter de décrire concrètement en quoi consiste le travail d’intermédiation tel qu’il se construit année après année, en commençant par la fonction la plus importante sur un plan quantitatif, qui est celle d’ « interprète-relais », en lien direct avec le thème de ce colloque, nous évoquerons ensuite les autres tâches qui sont confiées aux intermédiateurs au sein du réseau Sourds & Santé. Les pratiques peuvent être différentes dans les autres UASLS de France et la description que nous en faisons se base sur notre expérience dans le Nord-Pas de Calais.
E.1. Interprète-relais
L’intermédiateur intervient en binôme avec un interprète, lors de la rencontre entre un sourd et un professionnel, lorsque ce dernier ne pratique pas la langue des signes.
Avant de décrire ce travail d’« interprète-relais » et ses enjeux, tentons de lister les circonstances dans lesquelles il s’impose, elles aideront à comprendre la suite. L’ordre dans lequel nous les présentons ici et tout à fait arbitraire.
L’intermédiateur : Pour qui ? Pourquoi ?
Les sourds avec un faible niveau de langue des signes ou qui utilisent une langue des signes familiale
Cette situation est celle qui est la plus fréquemment rencontrée dans notre pratique clinique. Il s’agit de patients, qui n’ont, ni la pleine maîtrise de la langue orale (ou écrite), ni celle d’une langue des signes qui soit partagée avec d’autres. Ils ont souvent un niveau de langue utilitaire, mais insuffisant pour exprimer un ressenti, une plainte ou une souffrance. Inversement, ils ne comprennent pas un discours en langue des signes qui ne leur est pas personnellement adressé et adapté. Une proportion importante de ces patients parle intelligiblement la langue orale. Leur problème n’est pas celui d’une incapacité à articuler, il a trait beaucoup plus fondamentalement à l’absence de maîtrise linguistique. Nous y reviendrons plus loin.
Les sourds locuteurs d’une langue des signes étrangère ou régionale
L’interprète pratiquant la langue des signes française, il peut être en difficulté pour comprendre la langue des signes du patient. Inversement, celui-ci peut ne pas saisir la langue des signes de l’interprète. Le rôle de l’intermédiateur consiste dans cette situation à interpréter d’une langue des signes vers l’autre, en recourant à toutes les ressources de l’iconicité des langues signées (langue des signes internationale).
Les sourds avec arriération mentale ou déficit cognitif
Les altérations de la langue induites par une arriération mentale ou par un déficit cognitif (ex. démence) rendent très complexes le travail d’interprétation. Seule la présence d’un intermédiateur permet, d’une part, d’entrer en relation, et d’autre part, d’analyser le discours avec assez de finesse pour en cerner et en transmettre le sens, ou le non sens.
Les sourds avec handicap moteur associé
Il s’agit de patients présentant une hémiplégie, des mouvements anormaux (ex. : dystonies, chorée, Parkinson), une paralysie ou l’absence d’une partie ou de la totalité d’un membre supérieur par exemple. Ces patients peuvent comprendre parfaitement la langue des signes. En revanche, lorsqu’ils s’expriment, leur langue peut être très difficile à comprendre par l’interprète, alors que l’intermédiateur aura plus de facilités.
Les sourds isolés socialement, parfois privés de langue des signes pendant de longues années
Ce sont des adultes sourds qui ont pratiqué une langue des signes il y a très longtemps, mais qui ont ensuite perdu tout contact avec la communauté des sourds et connaissent parfois une vraie mort sociale. Ce peut être la conséquence d’un placement ancien en institution (ex. foyer d’hébergement, hôpital psychiatrique), où avec le temps, il arrive même que la surdité ait été oubliée par les équipes médico-sociales. Il peut s’agir aussi d’un isolement en milieu rural. Ceux qu’il nous arrive de rencontrer, sont souvent des sourds, dont les parents entendants, aujourd’hui décédés, se sont occupés au quotidien, jusqu’à leur disparition, sans qu’ils n’aient jamais entretenu de contacts avec d’autres sourds. Dans leur jeune âge, ces sourds ont pourtant pratiqué la langue des signes au cours de leur scolarité. Elle s’est en quelque sorte éteinte avec le temps et le travail fait au sein du réseau consiste précisément à la réanimer.
Les sourds-aveugles ou sourdaveugles
La plupart de ceux que nous sommes amenés à rencontrer dans le cadre du réseau, sont des personnes nées sourdes, qui deviennent malvoyantes ou aveugles avec le temps (ex. : syndrome de Usher). Il s’agit de sourds, qui se sont construits avec une identité de sourds et pratiquent la langue des signes, sous sa forme tactile, au moins en réception (en émission aussi, lorsqu’ils s’adressent à un autre sourd-aveugle). L’intermédiateur intervient ici pour permettre le passage de la langue des signes classique, vers sa forme tactile. Seuls quelques interprètes assurent, en France, une interprétation directe en langue des signes tactile. Le recours aux intermédiateurs vient combler le manque d’interprètes spécifiquement formés. Il s’inscrit aussi dans la même logique que dans les pays nordiques, où le métier d’interprète pour sourd-aveugle est notamment assuré par des professionnels sourds spécifiquement formés. Une formation qui n’existe pas actuellement en France.
Les enfants sourds peu exposés à la langue des signes
Il est très rare (est-ce arrivé une seule fois ?) que l’équipe du réseau soit sollicitée par des parents entendants lors de la consultation de leur enfant sourd à l’hôpital. Or, certains de ces enfants, peu ou pas exposés à la langue des signes, connaissent de grandes difficultés de compréhension. Il arrive que le réseau soit appelé pour ces enfants, directement par les équipes pédiatriques sensibilisées et qui se trouvent en difficulté. Il s’agit alors d’entrer en relation avec ces enfants, qui, bien que ne pratiquant pas la langue des signes, sont très réceptifs à toute forme de communication non verbale, telle qu’un intermédiateur peut la pratiquer.
Les sourds en difficulté momentanée de s’exprimer en langue des signes ou de la comprendre
Il peut s’agir de sourds gravement blessés ou malades (ex. situations d’urgence) ou très affaiblis (ex. soins palliatifs). D’autres sont en difficulté à l’occasion d’un geste médical invasif (ex. fibroscopie digestive) ou en situation de confusion aigue (ex. réveil après une anesthésie générale ou maladie aiguë). Dans ces situations, même un sourd parfaitement fluide en langue des signes en temps normal, aura besoin d’un intermédiateur qui pourra adapter la communication. Un interprète seul, placé dans un coin de la salle, ne serait évidemment pas efficace dans ces situations, où il faut pouvoir interagir physiquement et garder un contact visuel avec le patient. La survenue brutale d’une cécité complète chez un sourd signant est une situation qui peu se présenter aussi, où seule la pratique d’une langue signée tactile adaptée, permet d’entrer en relation avec le patient. Toute situation entraînant un état de panique et de stress intenses, telle qu’on peut en rencontrer en situation d’urgence peuvent rendre une interprétation « classique » inopérante. Il en sera de même, lorsqu’il s’agira de recevoir et répondre aux appels d’urgences qui arriveront au Centre National Relais[1] prévu à l’avenir et qui pourra être appelé par tous les moyens de visiocommunication adaptés aux sourds[2].
Intervention d’un intermédiateur pour un patient entendant
Les compétences des intermédiateurs sont parfois sollicitées pour des patients entendants. Ces situations sont assez exceptionnelles, mais méritent une mention, car elles témoignent aussi de ce que les sourds peuvent apporter au milieu hospitalier. Elles sont d’ailleurs émotionnellement les plus lourdes, à la fois pour les intermédiateurs et pour les patients concernés et leur famille.
Une première situation est celle de patients entendants se trouvant en situation de ne pouvoir s’exprimer vocalement (intubation en soins intensifs, séquelle opératoire, tumeur ou traumatisme invasif au niveau des voies respiratoires supérieures, pathologie neurologique etc.). Ces patients, qui entendent parfaitement, ne peuvent répondre oralement (ils ne peuvent pas émettre de son). Pour s’exprimer, ils peuvent recourir à l’écrit (manuscrit ou clavier), mais cela reste fastidieux, et parfois ce n’est pas possible (patient immobilisé). Ils arrivent en revanche à articuler sans émettre de sons et les intermédiateurs peuvent, grâce à leurs compétences en lecture labiale, décoder ce qui est dit, l’exprimer en langue des signes, l’interprète transmettant le message en français.
Une autre situation est celle de patients entendants présentant une aphasie complète. Ils ne comprennent plus et n’arrivent plus à s’exprimer, ni oralement, ni par écrit. Ce qui est sollicité dans cette situation, ce sont les compétences en communication non verbale des intermédiateurs, capables de faire passer une information par le mime. Là aussi l’interprète est présent pour que l’intermédiateur puisse échanger avec les professionnels.
Enfin, une dernière situation, un peu à la marge, ne s’est présentée qu’une seule fois. Il s’agissait d’un couple d’entendants d’une trentaine d’années, parents d’une petite fille entendante d’environ 3 ans. La maman était atteinte d’une tumeur de l’oropharynx, extrêmement mutilante, rendant impossible toute expression orale. La maman se savait condamnée et vivait très difficilement le fait de ne pouvoir « parler » à sa fille. L’idée lui était venue de recourir à un sourd pour l’aider à développer une communication visuelle avec son enfant. Une intermédiatrice les a accompagnés dans ce projet pendant plusieurs semaines. Après le décès de la maman, le papa l’a remerciée d’avoir été le seul espoir qui leur était resté dans l’hôpital, lorsque la médecine curative avait rendu les armes.
Il convient d’être conscient, que l’exercice ayant consisté à lister toutes ces situations, est quelque peu artificiel, puisque régulièrement, plusieurs d’entre elles, justifiant le recours à un intermédiateur en situation d’interprétation-relais, se présentent simultanément.
L’intermédiation en pratique clinique
En France, nous sommes bien loin de l’expérience des CDI évoquée plus haut, bien que dans le domaine de la santé mentale, les modalités du travail en binôme interprète/intermédiateur[3], semblent se circonscrire progressivement[4]. L’interprète traduit ce que dit le médecin en langue des signes, qui est ensuite reformulé par l’intermédiateur qui adapte le niveau de langue à celui du patient. Certains n’ayant parfois pratiquement pas de langue construite[5], il arrive que ce passeur d’informations doive aller jusqu’à théâtraliser sa langue des signes pour la rendre intelligible, tout en restant le plus proche possible du message initial ! Une gageure ! Inversement, lorsque le sourd s’exprime dans une langue imparfaitement comprise par l’interprète, l’intermédiateur reformule en langue des signes plus « académique » que l’interprète pourra alors transmettre en français.
Cette répétition du discours augmente le confort de l’interprète qui peut préparer son interprétation. Le discours tenu par le sourd, est effectivement reformulé par l’intermédiateur. Ce qui permet à l’interprète de voir une première fois le message à interpréter, avant de proposer son interprétation en français, simultanément à la reformulation de l’intermédiateur. Cette pratique ne va pas sans poser un certain nombre de questions déontologiques. Qu’advient-il si l’interprète perçoit une discordance entre ce qui est dit par le sourd et ce qui est reformulé par l’intermédiateur ? Que doit-il interpréter, la version du patient sourd ou celle de l’intermédiateur ? Inversement, que fait l’interprète, s’il remarque une distorsion du message entre ce qui a été dit par le professionnel entendant et ce qui est reformulé par l’intermédiateur ? Ces questions rendent impératives une collaboration étroite entre l’interprète et l’intermédiateur qui doivent pouvoir cadrer les modalités d’intervention de leur binôme. Ce travail en binôme ne pourrait-il, dans certaines circonstances, transférer l’exigence déontologique de neutralité et fidélité d’un interprète, sur le binôme lui-même ? Une collaboration similaire à celle de deux interprètes travaillant en relais, et pouvant s’épauler mutuellement à l’un ou l’autre moment, ne peut-elle s’instaurer ? Même si sur un plan théorique, ces problèmes semblent compliqués, en pratique, l’habitude du travail en binôme interprète/intermédiateur, au sein d’une équipe, permet le plus souvent de les dépasser et d’ajuster le cadre d’interprétation. Le développement de ce travail en binôme interprète/intermédiateur, pas seulement en milieu médical d’ailleurs, justifierait qu’une préparation à cette collaboration particulière fasse partie de la formation des interprètes et qu’une réflexion de son cadre déontologique soit initiée.
Le besoin d’intermédiation, souvent un signe de précarité linguistique
Ces modalités d’« interprétation-relais » sont malheureusement amenées à se développer de plus en plus. « Malheureusement », parce qu’elles témoignent de la situation extrêmement précaire de certains sourds adultes. A ceux qu’on rencontre dans le milieu associatif et qui participent à la vie sociale avec interprète, s’en ajoutent effectivement d’autres, qui sortent de l’ombre et qui sont rencontrés dans le cadre du réseau Sourds & Santé. Ils constituent une grande part des 34% de nos consultants pour une prise en charge psychologique ou médicale, qui ont besoin d’un intermédiateur pour comprendre un discours en langue des signes. Les UASLS permettent un focus sur ces sourds, sortis depuis longtemps des cohortes de patients suivis par la médecine médico-rééducative, et qui pourtant, sont toujours là. Les UASLS les font sortir de l’anonymat de la société où ils avaient disparu. Quel plus sérieux handicap imaginer dans notre monde que de ne pas avoir la pleine maîtrise d’une seule langue qui soit partagée avec d’autres ? Ces sourds, de ce fait en sérieux déficit d’autonomie, constituent près du tiers de nos consultants ! Cette proportion est à ce point énorme qu’elle interpelle et justifierait qu’une recherche plus approfondie en explore les causes. Il est notable que pas un seul de ces sourds nécessitant le recours à une intermédiateur, ne soit issu de parents sourds.
Le choix de l’intervention ou non, d’un intermédiateur, fait l’objet d’une délibération où interviennent les avis des membres de l’équipe du réseau et du patient lui-même. 34% de nos consultants sont dans ce cas. En première analyse, nous avons constaté que le besoin d’intermédiation était d’autant plus fréquent que les sourds sont jeunes. Cette influence de l’âge sur le besoin d’intermédiateur n’est cependant pas statistiquement significative[6]. Cette évaluation porte sur les 465 patients de 20 à 89 ans, qui ont fait appel au réseau pour l’interprétation de consultations médicales. Si l’on admet que ce recours nécessaire à l’intermédiation permet d’apprécier le degré d’autonomie des sourds, force est de constater que la situation ne semble en tout cas pas s’améliorer chez les plus jeunes.
La neutralité de cette fonction d’« interprète relais » est évidemment un leurre. Déjà qu’une interprétation « simple » français-langue des signes soit problématique en santé mentale[7], que penser alors d’une double interprétation ? Il est évidemment fondamental dans un tel contexte, que le professionnel de santé intègre ces limitations dans son travail. Idéalement, ceci ne peut se faire que lorsqu’un interprète, un intermédiateur et le thérapeute travaillent ensemble dans la durée, ce dernier arrivant peu à peu à se passer du premier, puis des deux, lorsque son niveau de langue des signes lui permet un minimum d’échanges. Malheureusement, sur le terrain, au quotidien, ces conditions sont rarement remplies. Les sourds constituant 1/1000ème de la population, ceux-ci ne représenteront que de l’ordre d’1/1000ème des consultants d’un thérapeute sans pratique spécifique avec des sourds. En santé mentale, s’ajoute en France, le rôle particulièrement délétère qu’y joue, pour les sourds, la sectorisation, puisqu’en psychiatrie publique, un patient qu’il soit sourd ou pas, se voit imposer de consulter un psychiatre de son secteur géographique. En dehors de dispositifs particuliers encore trop rares, peu de psychiatres ont dès lors l’opportunité de se faire une expérience du travail avec les sourds.
Pourquoi un binôme intermédiateur/interprète et pas une « interface » ?
La question qui surgit inévitablement à ce stade, c’est : « Pourquoi compliquer les choses et confier à deux personnes (interprète + intermédiateur), le travail qui pourrait être assumé par une seule (interface) ? ». Plusieurs réponses s’imposent.
Le pari de l’efficacité
D’abord, sur un plan pratique, pour que ce travail puisse être assuré par une seule et même personne (interface), il faut que celle-ci soit entendante. Or, au vu du niveau d’expertise requis en langue des signes, il nous semble hautement improbable qu’un entendant puisse assurer ce travail avec le même degré de maîtrise de la subjectivité linguistique, qu’un sourd baigné de langue des signes depuis le berceau. De plus, un entendant, même baigné de culture sourde depuis le plus jeune âge, n’a pas idée de ce que représente une construction identitaire et intellectuelle faite en dehors du sonore, de ce qu’elle a impliqué au quotidien depuis l’enfance et de la manière dont elle influe sur la manière d’être au monde. « Etre sourd, c’est bel et bien, une autre manière d’être humain ».[8]
C’est l’imprégnation progressive par le monde sonore, qui construit peu à peu les représentations qu’ont les entendants, par exemple, de notions anatomo-physiologiques. Elles sont le fruit de l’accumulation et de la coaptation, année après année, de toute une série d’informations anodines, qui mises bout à bout, façonnent une culture générale. Evidemment, la majorité de ces informations échappent aux sourds. C’est ce qui justifie leur revendication qui voudrait que lorsqu’on est en leur présence, tout échange soit signé[9]. Ayant un parcours commun et un mode de construction des représentations influé par cette perception différente du monde, seul un sourd pourra appréhender très rapidement, ce qui pourrait poser problème lors de la transmission d’une information à un autre sourd.
La manière dont se construisent les représentations des sourds est liée à ce défaut d’accessibilité des informations, qui creuse peu à peu le déficit de connaissance. Ce manque est comblé par les informations visuelles, d’une force de prégnance telle, qu’elles prennent le pas sur le reste. Deux exemples permettront d’illustrer cela. Le premier est célèbre ; il remonte aux débuts de l’épidémie de Sida et nous est raconté par Emmanuelle Laborit : « Certains sourds croient que le soleil est responsable de la transmission du virus. Tout simplement parce que le virus HIV est souvent représenté par un petit rond orange orné de piquants, qui pourrait être le symbole du soleil. Ce sont ces piquants orange, que les designers de l’information entendante ont trouvé spectaculaires, qui créent la confusion. Sida égale soleil, égale danger ! Si bien que la seule précaution que prennent les sourds convaincus de cela est de ne pas s’exposer au soleil ! »[10].
Un autre exemple montrant cette prégnance du message visuel sur le reste est celui-ci. Il arrive que des sourds semblent non convaincus par le résultat d’une prise de sang faite à un bras, s’imaginant qu’il pourrait être différent à l’autre bras. Cela s’explique, en partie, par l’absence de maîtrise du concept de circulation sanguine. Nous avons du sang, mais qu’il circule dans le corps, grâce à la pompe cardiaque n’est pas nécessairement connu. L’explication que nous nous faisions de ce malentendu s’arrêtait là. Lorsqu’à l’occasion d’une consultation, un sourd nous en a donné le pourquoi. Nous avons, au mur de notre bureau, une planche anatomique tout à fait classique, qui représente le système vasculaire dessiné sur une silhouette humaine, avec le système veineux, dessiné en bleu dans l’hémicorps droit, et le système artériel, dessiné en rouge dans l’hémicorps gauche[11]. Ce patient à qui nous expliquions le principe de la circulation sanguine, nous a montré la planche anatomique en disant : « Mais docteur, vous vous trompez ! Regardez, d’un côte, c’est du sang bleu, et de l’autre, du sang rouge ! ». Un patient entendant aurait-il le même type de réflexion ? Nous n’en sommes pas certains et nous pensons que lorsqu’un vide au niveau d’une connaissance existe, il vient volontiers se combler chez les sourds, par l’information visuelle qui s’impose comme une évidence.
Voilà deux exemples parmi des dizaines d’autres, qui montrent en quoi l’information reçue visuellement peut prendre le pas sur le reste. Seul un intermédiateur sourd percevra intuitivement dans un message visuel, ce qui pourra prêter à confusion pour un autre sourd. En raison de ce vécu là, ce qui traverse la culture des sourds, est proprement inimaginable et difficile à appréhender par les entendants, même habitués à rencontrer des sourds. Comment alors faire un pont entre deux cultures, lorsqu’on ne peut imaginer que très partiellement l’autre ?
Enfin, une raison fondamentale nous amène à souhaiter séparer les fonctions d’interprétation (passage d’une langue vers une autre) et d’intermédiation (adaptation du niveau de langue des signes et passage d’une culture vers une autre). Nous avons vu la proportion importante de sourds faisant appel au réseau Sourds & Santé, qui nécessite le recours à un intermédiateur. Il ne s’agit pas là d’une situation définie à jamais. Bien au contraire, le travail fait au cours du temps dans le cadre du réseau (voir plus loin), vise à créer des conditions telles que l’intermédiateur puisse progressivement s’effacer. Témoignant d’une amélioration du degré d’autonomie du patient, suffisante pour qu’il puisse dialoguer avec un entendant via un « simple » interprète. Ce n’est pas une vision théorique. La nécessité de l’intermédiation, couplée à l’interprétation, fait l’objet d’une révision régulière et d’une analyse au cas par cas. Le patient est informé du type de dispositif proposé et c’est avec son accord que la situation est réévaluée. Dans un dispositif recourant à une interface, ce type de réévaluation n’est pas possible dans le temps.
Si les fonctions d’intermédiation et d’interprétation sont assurées par une même personne (avec les sévères limitations décrites plus haut), telle que cela se ferait avec une « interface », cette distinction entre ce qui est du ressort de l’interprète, et ce qui est assuré par l’intermédiateur, ne peut plus se faire. On assiste alors à une marche sur place, où le gain d’autonomie ne modifie pas le dispositif. Or, même dans les situations qui semblent d’emblée les plus dramatiques, lorsqu’un travail est réellement fait dans la durée, on gagne en autonomie, même si c’est parfois très lent. Les intermédiateurs ont l’habitude de moduler leur degré d’intervention, jusqu’à s’effacer lorsque la situation le permet. Seule l’intervention de deux professionnels distincts permet ce cheminement et évite l’accompagnement maternant, inévitable, lorsqu’un seul professionnel assure les deux fonctions. L’expérience nous a montré que certains sourds, avec une langue parfois très lacunaire au moment de l’insertion dans le réseau, pouvaient évoluer remarquablement grâce au travail réalisé par les intermédiateurs, alors qu’ils semblaient auparavant, parfois depuis des années, n’avoir aucune progression de leur autonomie.
Les faux arguments
Pour finir, non mentionnons d’autres arguments parfois rapportés pour justifier la présence des sourds dans les UASLS, qui nous semblent peu pertinents. « Pas de service de chirurgie sans chirurgiens, pas d’équipe hospitalière pour les Sourds sans Sourds »[12]. Si la raison conçoit difficilement un service de chirurgie sans chirurgien, la déclinaison qui suit n’est pas du même ordre[13]. Ensuite, la preuve du rôle indispensable des sourds dans les UASLS serait apportée par « une démonstration éclatante » : les UASLS où la fonction d’accueil des UASLS n’est pas assurée par un sourd attirent moins de patients que celles où elle est assurée par un sourd[14]. Si on peut entendre ce raisonnement, il n’en reste pas moins que la satisfaction d’un patient n’est qu’un des éléments d’appréciation d’un dispositif. Un patient peut être mal soigné, mais très heureux du sympathique accueil qu’il a reçu. L’afflux de patients ne constitue pas, par lui-même, une preuve que la qualité des soins qui leur sont délivrés, soit meilleure, ce qui reste quand même l’objectif qui nous semble devoir être poursuivi.
Dans cet esprit, il nous est arrivé de constater une diminution de satisfaction de certains patients enrôlés dans un programme de suivi de leur diabète en langue des signes, disant par exemple : « J’étais plus tranquille avant, mon médecin ne m’embêtait pas autant ». Ceci, alors que l’équilibre de leur diabète[15] s’améliorait objectivement parfois pour la première fois depuis des années, en particulier grâce à l’implication des intermédiateurs (voir point 3) ! C’est pourquoi, justifier la présence de sourds dans un dispositif, avec pour unique argument, la satisfaction des usagers, manque de pertinence. C’est parce que les fonctions remplies par les intermédiateurs, ne peuvent l’être avec la même efficacité par un entendant, que la présence de sourds, locuteurs précoces de la langue des signes, s’impose dans les UASLS.
Suite :
(E.2) Educateur en santé ; (E.3) Educateur thérapeutique, informateur ;
(E.4) Expert linguistique, « orthosigniste » ;
[1] Décret n°2008-346 du 14 avril 2008 (JO du 16 avril 2008) relatif à la réception et à l’orientation des appels d’urgences des personnes déficientes auditives. (Les textes de référence et l’état d’avancement de ce projet peuvent être consultés sur le site http://www.unisda.org/spip.php?article184).
[2] http://www.reach112.eu
[3] [3] Salhi W. Médiation en santé mentale. La lettre du réseau Sourds & Santé, Hors-série - Juin 2009, 11-14. (http://www.ghicl.fr/documents/lettredureseau.pdf)
[4] Gutman G., Ciosi A. Interprétation en santé mentale – Travail en binôme, évolution d’une pratique. La Lettre du Réseau Sourds & Santé, Hors-série – Juin 2009, 3-9. (http://www.ghicl.fr/documents/lettredureseau.pdf)
[5] Voir réf. 27 et 28.
[6] Afin de tester la différence de proportion des sourds ayant recours à l’intermédiation couplée à l’interprétation, un test exact de Ficher a été appliqué sur les données agrégées par catégories d’âges de 10 ans. Il n’y a pas de preuve d’une différence de proportion entre les groupes (valeur p=0.33). En outre, une analyse de régression logique a été appliquée pour explorer l’influence de l’âge sur la nécessité du recours à l’intermédiateur. Les résultats ont également renforcé la conclusion qu’il n’y a pas de différence entre les groupes (valeur pour le paramètre correspondant à l’âge dans le modèle de régression logique =0.07).
[7] Thoua Y., Meynard A. Espace psychothérapeutique et pratiques d’interprétation : un déni de l’inconscient sous prétexte de traduction. La lettre du réseau Sourds & Santé, Hors-série – Juin 2009, 9-10. (http://www.ghicl.fr/documents/lettredureseau.pdf)
[8] Sacks O. Des yeux pour entendre – voyage au pays des sourds. Ed. Seuil 1990.
[9] Abbou D. Les problèmes de communication entre professionnels sourds et entendants. Surdités 1:14-27, 1999.
[10] Laborit E. Le cri de la mouette. Ed. Robert Laffont, Paris 1994 (p.162)
[11] Les systèmes artériels et veineux sont bien entendu plus ou moins symétriques des deux côtes du corps et cette manière de les représenter s’impose au dessinateur pour des raisons techniques. Pour conserver sa clarté au dessin, il ne peut pas superposer sur le même plan, les veines et les artères.
[12] Dagron Jean. Les Silencieux. Ed. Presse Pluriel. Paris 2008. (p.162)
[13] Il s’agit d’un sophisme par fausse analogie, entre deux segments d’une phrase, où le premier affirme une vérité dans un cas précis, alors que le second tout en ressemblant au premier, ne lui est pas parfaitement similaire.
[14] Voir réf. 40.
[15] L’équilibre d’un diabète s’apprécie par dosage trimestriel du taux d’HbA1c par prise de sang. Nous disposons, avec ce dosage, d’une valeur chiffrée qui témoigne objectivement de la qualité du suivi et du risque de complications ultérieures.
(A) Le contexte français ; (B) Définition de l’intermédiation ; (C) Culture sourde ; (D) L’intermédiation, un nouveau métier ?