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25 août 2010 3 25 /08 /août /2010 12:40

Pour faciliter sa lecture, ce travail est publié en plusieurs articles, en voici le plan

 

 

(E) Fonctions assurées par l’Intermédiateur : (E.1) Interprète-relais ;

 

(E.2) Educateur en santé ; (E.3) Educateur thérapeutique, informateur ;

(E.4) Expert linguistique, « orthosigniste » ;

(E.5) Assistant de consultation ; (E.6) Formateur ; (E.7) Animateur ; (E.8) Accueillant, accompagnant ; (E.9) Etc.

(F.) Conclusions

 

  

E. Fonctions assurées par l’intermédiateur

 

Nous allons tenter de décrire concrètement en quoi consiste le travail d’intermédiation tel qu’il se construit année après année, en commençant par la fonction la plus importante sur un plan quantitatif, qui est celle d’ « interprète-relais », en lien direct avec le thème de ce colloque, nous évoquerons ensuite les autres tâches qui sont confiées aux intermédiateurs au sein du réseau Sourds & Santé. Les pratiques peuvent être différentes dans les autres UASLS de France et la description que nous en faisons se base sur notre expérience dans le Nord-Pas de Calais.

 

 

E.1.    Interprète-relais

 

L’intermédiateur intervient en binôme avec un interprète, lors de la rencontre entre un sourd et un professionnel, lorsque ce dernier ne pratique pas la langue des signes.

 

Avant de décrire ce travail d’« interprète-relais » et ses enjeux, tentons de lister les circonstances dans lesquelles il s’impose, elles aideront à comprendre la suite. L’ordre dans lequel nous les présentons ici et tout à fait arbitraire.

 

L’intermédiateur : Pour qui ? Pourquoi ?

 

Les sourds avec un faible niveau de langue des signes ou qui utilisent une langue des signes familiale

Cette situation est celle qui est la plus fréquemment rencontrée dans notre pratique clinique. Il s’agit de patients, qui n’ont, ni la pleine maîtrise de la langue orale (ou écrite), ni celle d’une langue des signes qui soit partagée avec d’autres. Ils ont souvent un niveau de langue utilitaire, mais insuffisant pour exprimer un ressenti, une plainte ou une souffrance. Inversement, ils ne comprennent pas un discours en langue des signes qui ne leur est pas personnellement adressé et adapté. Une proportion importante de ces patients parle intelligiblement la langue orale. Leur problème n’est pas celui d’une incapacité à articuler, il a trait beaucoup plus fondamentalement à l’absence de maîtrise linguistique. Nous y reviendrons plus loin.

 

Les sourds locuteurs d’une langue des signes étrangère ou régionale

L’interprète pratiquant la langue des signes française, il peut être en difficulté pour comprendre la langue des signes du patient. Inversement, celui-ci peut ne pas saisir la langue des signes de l’interprète. Le rôle de l’intermédiateur consiste dans cette situation à interpréter d’une langue des signes vers l’autre, en recourant à toutes les ressources de l’iconicité des langues signées (langue des signes internationale).

 

Les sourds avec arriération mentale ou déficit cognitif

Les altérations de la langue induites par une arriération mentale ou par un déficit cognitif (ex. démence) rendent très complexes le travail d’interprétation. Seule la présence d’un intermédiateur permet, d’une part, d’entrer en relation, et d’autre part, d’analyser le discours avec assez de finesse pour en cerner et en transmettre le sens, ou le non sens.

 

Les sourds avec handicap moteur associé

Il s’agit de patients présentant une hémiplégie, des mouvements anormaux (ex. : dystonies, chorée, Parkinson), une paralysie ou l’absence d’une partie ou de la totalité d’un membre supérieur par exemple. Ces patients peuvent comprendre parfaitement la langue des signes. En revanche, lorsqu’ils s’expriment, leur langue peut être très difficile à comprendre par l’interprète, alors que l’intermédiateur aura plus de facilités.

 

Les sourds isolés socialement, parfois privés de langue des signes pendant de longues années

Ce sont des adultes sourds qui ont pratiqué une langue des signes il y a très longtemps, mais qui ont ensuite perdu tout contact avec la communauté des sourds et connaissent parfois une vraie mort sociale. Ce peut être la conséquence d’un placement ancien en institution (ex. foyer d’hébergement, hôpital psychiatrique), où avec le temps, il arrive même que la surdité ait été oubliée par les équipes médico-sociales. Il peut s’agir aussi d’un isolement en milieu rural. Ceux qu’il nous arrive de rencontrer, sont souvent des sourds, dont les parents entendants, aujourd’hui décédés, se sont occupés au quotidien, jusqu’à leur disparition, sans qu’ils n’aient jamais entretenu de contacts avec d’autres sourds. Dans leur jeune âge, ces sourds ont pourtant pratiqué la langue des signes au cours de leur scolarité. Elle s’est en quelque sorte éteinte avec le temps et le travail fait au sein du réseau consiste précisément à la réanimer.

 

Les sourds-aveugles ou sourdaveugles

La plupart de ceux que nous sommes amenés à rencontrer dans le cadre du réseau, sont des personnes nées sourdes, qui deviennent malvoyantes ou aveugles avec le temps (ex. : syndrome de Usher). Il s’agit de sourds, qui se sont construits avec une identité de sourds et pratiquent la langue des signes, sous sa forme tactile, au moins en réception (en émission aussi, lorsqu’ils s’adressent à un autre sourd-aveugle). L’intermédiateur intervient ici pour permettre le passage de la langue des signes classique, vers sa forme tactile. Seuls quelques interprètes assurent, en France, une interprétation directe en langue des signes tactile. Le recours aux intermédiateurs vient combler le manque d’interprètes spécifiquement formés. Il s’inscrit aussi dans la même logique que dans les pays nordiques, où le métier d’interprète pour sourd-aveugle est notamment assuré par des professionnels sourds spécifiquement formés. Une formation qui n’existe pas actuellement en France.

 

Les enfants sourds peu exposés à la langue des signes

Il est très rare (est-ce arrivé une seule fois ?) que l’équipe du réseau soit sollicitée par des parents entendants lors de la consultation de leur enfant sourd à l’hôpital. Or, certains de ces enfants, peu ou pas exposés à la langue des signes, connaissent de grandes difficultés de compréhension. Il arrive que le réseau soit appelé pour ces enfants, directement par les équipes pédiatriques sensibilisées et qui se trouvent en difficulté. Il s’agit alors d’entrer en relation avec ces enfants, qui, bien que ne pratiquant pas la langue des signes, sont très réceptifs à toute forme de communication non verbale, telle qu’un intermédiateur peut la pratiquer.

 

Les sourds en difficulté momentanée de s’exprimer en  langue des signes ou de la comprendre

Il peut s’agir de sourds gravement blessés ou malades (ex. situations d’urgence) ou très affaiblis (ex. soins palliatifs). D’autres sont en difficulté à l’occasion d’un geste médical invasif (ex. fibroscopie digestive) ou en situation de confusion aigue (ex. réveil après une anesthésie générale ou maladie aiguë). Dans ces situations, même un sourd parfaitement fluide en langue des signes en temps normal, aura besoin d’un intermédiateur qui pourra adapter la communication. Un interprète seul, placé dans un coin de la salle, ne serait évidemment pas efficace dans ces situations, où il faut pouvoir interagir physiquement et garder un contact visuel avec le patient. La survenue brutale d’une cécité complète chez un sourd signant est une situation qui peu se présenter aussi, où seule la pratique d’une langue signée tactile adaptée, permet d’entrer en relation avec le patient. Toute situation entraînant un état de panique et de stress intenses, telle qu’on peut en rencontrer en situation d’urgence peuvent rendre une interprétation « classique » inopérante. Il en sera de même, lorsqu’il s’agira de recevoir et répondre aux appels d’urgences qui arriveront au Centre National Relais[1] prévu à l’avenir et qui pourra être appelé par tous les moyens de visiocommunication adaptés aux sourds[2].

 

Intervention d’un intermédiateur pour un patient entendant

Les compétences des intermédiateurs sont parfois sollicitées pour des patients entendants. Ces situations sont assez exceptionnelles, mais méritent une mention, car elles témoignent aussi de ce que les sourds peuvent apporter au milieu hospitalier. Elles sont d’ailleurs émotionnellement les plus lourdes, à la fois pour les intermédiateurs et pour les patients concernés et leur famille.

 

Une première situation est celle de patients entendants se trouvant en situation de ne pouvoir s’exprimer vocalement (intubation en soins intensifs, séquelle opératoire, tumeur ou traumatisme invasif au niveau des voies respiratoires supérieures, pathologie neurologique etc.). Ces patients, qui entendent parfaitement, ne peuvent répondre oralement (ils ne peuvent pas émettre de son). Pour s’exprimer, ils peuvent recourir à l’écrit (manuscrit ou clavier), mais cela reste fastidieux, et parfois ce n’est pas possible (patient immobilisé). Ils arrivent en revanche à articuler sans émettre de sons et les intermédiateurs peuvent, grâce à leurs compétences en lecture labiale, décoder ce qui est dit, l’exprimer en langue des signes, l’interprète transmettant le message en français.

 

Une autre situation est celle de patients entendants présentant une aphasie complète. Ils ne comprennent plus et n’arrivent plus à s’exprimer, ni oralement, ni par écrit. Ce qui est sollicité dans cette situation, ce sont les compétences en communication non verbale des intermédiateurs, capables de faire passer une information par le mime. Là aussi l’interprète est présent pour que l’intermédiateur puisse échanger avec les professionnels.

 

Enfin, une dernière situation, un peu à la marge, ne s’est présentée qu’une seule fois. Il s’agissait d’un couple d’entendants d’une trentaine d’années, parents d’une petite fille entendante d’environ 3 ans. La maman était atteinte d’une tumeur de l’oropharynx, extrêmement mutilante, rendant impossible toute expression orale. La maman se savait condamnée et vivait très difficilement le fait de ne pouvoir « parler » à sa fille. L’idée lui était venue de recourir à un sourd pour l’aider à développer une communication visuelle avec son enfant. Une intermédiatrice les a accompagnés dans ce projet pendant plusieurs semaines. Après le décès de la maman, le papa l’a remerciée d’avoir été le seul espoir qui leur était resté dans l’hôpital, lorsque la médecine curative avait rendu les armes.

 

Il convient d’être conscient, que l’exercice ayant consisté à lister toutes ces situations, est quelque peu artificiel, puisque régulièrement, plusieurs d’entre elles, justifiant le recours à un intermédiateur en situation d’interprétation-relais, se présentent simultanément.

 

L’intermédiation en pratique clinique

 

En France, nous sommes bien loin de l’expérience des CDI évoquée plus haut, bien que dans le domaine de la santé mentale, les modalités du travail en binôme interprète/intermédiateur[3], semblent se circonscrire progressivement[4]. L’interprète traduit ce que dit le médecin en langue des signes, qui est ensuite reformulé par l’intermédiateur qui adapte le niveau de langue à celui du patient. Certains n’ayant parfois pratiquement pas de langue construite[5], il arrive que ce passeur d’informations doive aller jusqu’à théâtraliser sa langue des signes pour la rendre intelligible, tout en restant le plus proche possible du message initial ! Une gageure ! Inversement, lorsque le sourd s’exprime dans une langue imparfaitement comprise par l’interprète, l’intermédiateur reformule en langue des signes plus « académique » que l’interprète pourra alors transmettre en français.

 

Cette répétition du discours augmente le confort de l’interprète qui peut préparer son interprétation. Le discours tenu par le sourd, est effectivement reformulé par l’intermédiateur. Ce qui permet à l’interprète de voir une première fois le message à interpréter, avant de proposer son interprétation en français, simultanément à la reformulation de l’intermédiateur. Cette pratique ne va pas sans poser un certain nombre de questions déontologiques. Qu’advient-il si l’interprète perçoit une discordance entre ce qui est dit par le sourd et ce qui est reformulé par l’intermédiateur ? Que doit-il interpréter, la version du patient sourd ou celle de l’intermédiateur ? Inversement, que fait l’interprète, s’il remarque une distorsion du message entre ce qui a été dit par le professionnel entendant et ce qui est reformulé par l’intermédiateur ? Ces questions rendent impératives une collaboration étroite entre l’interprète et l’intermédiateur qui doivent pouvoir cadrer les modalités d’intervention de leur binôme. Ce travail en binôme ne pourrait-il, dans certaines circonstances, transférer l’exigence déontologique de neutralité et fidélité d’un interprète, sur le binôme lui-même ? Une collaboration similaire à celle de deux interprètes travaillant en relais, et pouvant s’épauler mutuellement à l’un ou l’autre moment, ne peut-elle s’instaurer ? Même si sur un plan théorique, ces problèmes semblent compliqués, en pratique, l’habitude du travail en binôme interprète/intermédiateur, au sein d’une équipe, permet le plus souvent de les dépasser et d’ajuster le cadre d’interprétation. Le développement de ce travail en binôme interprète/intermédiateur, pas seulement en milieu médical d’ailleurs, justifierait qu’une préparation à cette collaboration particulière fasse partie de la formation des interprètes et qu’une réflexion de son cadre déontologique soit initiée.

 

Le besoin d’intermédiation, souvent un signe de précarité linguistique

 

Ces modalités d’« interprétation-relais » sont malheureusement amenées à se développer de plus en plus. « Malheureusement », parce qu’elles témoignent de la situation extrêmement précaire de certains sourds adultes. A ceux qu’on rencontre dans le milieu associatif et qui participent à la vie sociale avec interprète, s’en ajoutent effectivement d’autres, qui sortent de l’ombre et qui sont rencontrés dans le cadre du réseau Sourds & Santé. Ils constituent une grande part des 34% de nos consultants pour une prise en charge psychologique ou médicale, qui ont besoin d’un intermédiateur pour comprendre un discours en langue des signes. Les UASLS permettent un focus sur ces sourds, sortis depuis longtemps des cohortes de patients suivis par la médecine médico-rééducative, et qui pourtant, sont toujours là. Les UASLS les font sortir de l’anonymat de la société où ils avaient disparu. Quel plus sérieux handicap imaginer dans notre monde que de ne pas avoir la pleine maîtrise d’une seule langue qui soit partagée avec d’autres ? Ces sourds, de ce fait en sérieux déficit d’autonomie, constituent près du tiers de nos consultants ! Cette proportion est à ce point énorme qu’elle interpelle et justifierait qu’une recherche plus approfondie en explore les causes. Il est notable que pas un seul de ces sourds nécessitant le recours à une intermédiateur, ne soit issu de parents sourds.

 

Le choix de l’intervention ou non, d’un intermédiateur, fait l’objet d’une délibération où interviennent les avis des membres de l’équipe du réseau et du patient lui-même. 34% de nos consultants sont dans ce cas. En première analyse, nous avons constaté que le besoin d’intermédiation était d’autant plus fréquent que les sourds sont jeunes. Cette influence de l’âge sur le besoin d’intermédiateur n’est cependant pas statistiquement significative[6]. Cette évaluation porte sur les 465 patients de 20 à 89 ans, qui ont fait appel au réseau pour l’interprétation de consultations médicales. Si l’on admet que ce recours nécessaire à l’intermédiation permet d’apprécier le degré d’autonomie des sourds, force est de constater que la situation ne semble en tout cas pas s’améliorer chez les plus jeunes.

 

La neutralité de cette fonction d’« interprète relais » est évidemment un leurre. Déjà qu’une interprétation « simple » français-langue des signes soit problématique en santé mentale[7], que penser alors d’une double interprétation ? Il est évidemment fondamental dans un tel contexte, que le professionnel de santé intègre ces limitations dans son travail. Idéalement, ceci ne peut se faire que lorsqu’un interprète, un intermédiateur et le thérapeute travaillent ensemble dans la durée, ce dernier arrivant peu à peu à se passer du premier, puis des deux, lorsque son niveau de langue des signes lui permet un minimum d’échanges. Malheureusement, sur le terrain, au quotidien, ces conditions sont rarement remplies. Les sourds constituant 1/1000ème de la population, ceux-ci ne représenteront que de l’ordre d’1/1000ème des consultants d’un thérapeute sans pratique spécifique avec des sourds. En santé mentale, s’ajoute en France, le rôle particulièrement délétère qu’y joue, pour les sourds, la sectorisation, puisqu’en psychiatrie publique, un patient qu’il soit sourd ou pas, se voit imposer de consulter un psychiatre de son secteur géographique. En dehors de dispositifs particuliers encore trop rares, peu de psychiatres ont dès lors l’opportunité de se faire une expérience du travail avec les sourds.

 

Pourquoi un binôme intermédiateur/interprète et pas une « interface » ?

 

La question qui surgit inévitablement à ce stade, c’est : « Pourquoi compliquer les choses et confier à deux personnes (interprète + intermédiateur), le travail qui pourrait être assumé par une seule (interface) ? ». Plusieurs réponses s’imposent.

 

Le pari de l’efficacité

 

D’abord, sur un plan pratique, pour que ce travail puisse être assuré par une seule et même personne (interface), il faut que celle-ci soit entendante. Or, au vu du niveau d’expertise requis en langue des signes, il nous semble hautement improbable qu’un entendant puisse assurer ce travail avec le même degré de maîtrise de la subjectivité linguistique, qu’un sourd baigné de langue des signes depuis le berceau. De plus, un entendant, même baigné de culture sourde depuis le plus jeune âge, n’a pas idée de ce que représente une construction identitaire et intellectuelle faite en dehors du sonore, de ce qu’elle a impliqué au quotidien depuis l’enfance et de la manière dont elle influe sur la manière d’être au monde. « Etre sourd, c’est bel et bien, une autre manière d’être humain ».[8]

 

C’est l’imprégnation progressive par le monde sonore, qui construit peu à peu les représentations qu’ont les entendants, par exemple, de notions anatomo-physiologiques. Elles sont le fruit de l’accumulation et de la coaptation, année après année, de toute une série d’informations anodines, qui mises bout à bout, façonnent une culture générale. Evidemment, la majorité de ces informations échappent aux sourds. C’est ce qui justifie leur revendication qui voudrait que lorsqu’on est en leur présence, tout échange soit signé[9]. Ayant un parcours commun et un mode de construction des représentations influé par cette perception différente du monde, seul un sourd pourra appréhender très rapidement, ce qui pourrait poser problème lors de la transmission d’une information à un autre sourd.

 

La manière dont se construisent les représentations des sourds est liée à ce défaut d’accessibilité des informations, qui creuse peu à peu le déficit de connaissance. Ce manque est comblé par les informations visuelles, d’une force de prégnance telle, qu’elles prennent le pas sur le reste. Deux exemples permettront d’illustrer cela. Le premier est célèbre ; il remonte aux débuts de l’épidémie de Sida et nous est raconté par Emmanuelle Laborit : « Certains sourds croient que le soleil est responsable de la transmission du virus. Tout simplement parce que le virus HIV est souvent représenté par un petit rond orange orné de piquants, qui pourrait être le symbole du soleil. Ce sont ces piquants orange, que les designers de l’information entendante ont trouvé spectaculaires, qui créent la confusion. Sida égale soleil, égale danger ! Si bien que la seule précaution que prennent les sourds convaincus de cela est de ne pas s’exposer au soleil ! »[10].

 

Un autre exemple montrant cette prégnance du message visuel sur le reste est celui-ci. Il arrive que des sourds semblent non convaincus par le résultat d’une prise de sang faite à un bras, s’imaginant qu’il pourrait être différent à l’autre bras. Cela s’explique, en partie, par l’absence de maîtrise du concept de circulation sanguine. Nous avons du sang, mais qu’il circule dans le corps, grâce à la pompe cardiaque n’est pas nécessairement connu. L’explication que nous nous faisions de ce malentendu s’arrêtait là. Lorsqu’à l’occasion d’une consultation, un sourd nous en a donné le pourquoi. Nous avons, au mur de notre bureau, une planche anatomique tout à fait classique, qui représente le système vasculaire dessiné sur une silhouette humaine, avec le système veineux, dessiné en bleu dans l’hémicorps droit, et le système artériel, dessiné en rouge dans l’hémicorps gauche[11]. Ce patient à qui nous expliquions le principe de la circulation sanguine, nous a montré la planche anatomique en disant : « Mais docteur, vous vous trompez ! Regardez, d’un côte, c’est du sang bleu, et de l’autre, du sang rouge ! ». Un patient entendant aurait-il le même type de réflexion ? Nous n’en sommes pas certains et nous pensons que lorsqu’un vide au niveau d’une connaissance existe, il vient volontiers se combler chez les sourds, par l’information visuelle qui s’impose comme une évidence.

 

Voilà deux exemples parmi des dizaines d’autres, qui montrent en quoi l’information reçue visuellement peut prendre le pas sur le reste. Seul un intermédiateur sourd percevra intuitivement dans un message visuel, ce qui pourra prêter à confusion pour un autre sourd. En raison de ce vécu là, ce qui traverse la culture des sourds, est proprement inimaginable et difficile à appréhender par les entendants, même habitués à rencontrer des sourds. Comment alors faire un pont entre deux cultures, lorsqu’on ne peut imaginer que très partiellement l’autre ?

 

Enfin, une raison fondamentale nous amène à souhaiter séparer les fonctions d’interprétation (passage d’une langue vers une autre) et d’intermédiation (adaptation du niveau de langue des signes et passage d’une culture vers une autre). Nous avons vu la proportion importante de sourds faisant appel au réseau Sourds & Santé, qui nécessite le recours à un intermédiateur. Il ne s’agit pas là d’une situation définie à jamais. Bien au contraire, le travail fait au cours du temps dans le cadre du réseau (voir plus loin), vise à créer des conditions telles que l’intermédiateur puisse progressivement s’effacer. Témoignant d’une amélioration du degré d’autonomie du patient, suffisante pour qu’il puisse dialoguer avec un entendant via un « simple » interprète. Ce n’est pas une vision théorique. La nécessité de l’intermédiation, couplée à l’interprétation, fait l’objet d’une révision régulière et d’une analyse au cas par cas. Le patient est informé du type de dispositif proposé et c’est avec son accord que la situation est réévaluée. Dans un dispositif recourant à une interface, ce type de réévaluation n’est pas possible dans le temps.

 

Si les fonctions d’intermédiation et d’interprétation sont assurées par une même personne (avec les sévères limitations décrites plus haut), telle que cela se ferait avec une « interface », cette distinction entre ce qui est du ressort de l’interprète, et ce qui est assuré par l’intermédiateur, ne peut plus se faire. On assiste alors à une marche sur place, où le gain d’autonomie ne modifie pas le dispositif. Or, même dans les situations qui semblent d’emblée les plus dramatiques, lorsqu’un travail est réellement fait dans la durée, on gagne en autonomie, même si c’est parfois très lent. Les intermédiateurs ont l’habitude de moduler leur degré d’intervention, jusqu’à s’effacer lorsque la situation le permet. Seule l’intervention de deux professionnels distincts permet ce cheminement et évite l’accompagnement maternant, inévitable, lorsqu’un seul professionnel assure les deux fonctions. L’expérience nous a montré que certains sourds, avec une langue parfois très lacunaire au moment de l’insertion dans le réseau, pouvaient évoluer remarquablement grâce au travail réalisé par les intermédiateurs, alors qu’ils semblaient auparavant, parfois depuis des années, n’avoir aucune progression de leur autonomie.

 

Les faux arguments

 

Pour finir, non mentionnons d’autres arguments parfois rapportés pour justifier la présence des sourds dans les UASLS, qui nous semblent peu pertinents. « Pas de service de chirurgie sans chirurgiens, pas d’équipe hospitalière pour les Sourds sans Sourds »[12]. Si la raison conçoit difficilement un service de chirurgie sans chirurgien, la déclinaison qui suit n’est pas du même ordre[13]. Ensuite, la preuve du rôle indispensable des sourds dans les UASLS serait apportée par « une démonstration éclatante » : les UASLS où la fonction d’accueil des UASLS n’est pas assurée par un sourd attirent moins de patients que celles où elle est assurée par un sourd[14]. Si on peut entendre ce raisonnement, il n’en reste pas moins que la satisfaction d’un patient n’est qu’un des éléments d’appréciation d’un dispositif. Un patient peut être mal soigné, mais très heureux du sympathique accueil qu’il a reçu. L’afflux de patients ne constitue pas, par lui-même, une preuve que la qualité des soins qui leur sont délivrés, soit meilleure, ce qui reste quand même l’objectif qui nous semble devoir être poursuivi.

 

Dans cet esprit, il nous est arrivé de constater une diminution de satisfaction de certains patients enrôlés dans un programme de suivi de leur diabète en langue des signes, disant par exemple : « J’étais plus tranquille avant, mon médecin ne m’embêtait pas autant ». Ceci, alors que l’équilibre de leur diabète[15] s’améliorait objectivement parfois pour la première fois depuis des années, en particulier grâce à l’implication des intermédiateurs (voir point 3) ! C’est pourquoi, justifier la présence de sourds dans un dispositif, avec pour unique argument, la satisfaction des usagers, manque de pertinence. C’est parce que les fonctions remplies par les intermédiateurs, ne peuvent l’être avec la même efficacité par un entendant, que la présence de sourds, locuteurs précoces de la langue des signes, s’impose dans les UASLS.

 

Suite :

 

(E.2) Educateur en santé ; (E.3) Educateur thérapeutique, informateur ;

(E.4) Expert linguistique, « orthosigniste » ;

(E.5) Assistant de consultation ; (E.6) Formateur ; (E.7) Animateur ; (E.8) Accueillant, accompagnant ; (E.9) Etc.

(F.) Conclusions

 

 

 

 



[1] Décret n°2008-346 du 14 avril 2008 (JO du 16 avril 2008) relatif à la réception et à l’orientation des appels d’urgences des personnes déficientes auditives. (Les textes de référence et l’état d’avancement de ce projet peuvent être consultés sur le site http://www.unisda.org/spip.php?article184).

[2] http://www.reach112.eu

[3] [3] Salhi W. Médiation en santé mentale. La lettre du réseau Sourds & Santé, Hors-série - Juin 2009, 11-14. (http://www.ghicl.fr/documents/lettredureseau.pdf)

[4] Gutman G., Ciosi A. Interprétation en santé mentale – Travail en binôme, évolution d’une pratique. La Lettre du Réseau Sourds & Santé, Hors-série – Juin 2009, 3-9. (http://www.ghicl.fr/documents/lettredureseau.pdf)

[5] Voir réf. 27 et 28.

[6] Afin de tester la différence de proportion des sourds ayant recours à l’intermédiation couplée à l’interprétation, un test exact de Ficher a été appliqué sur les données agrégées par catégories d’âges de 10 ans. Il n’y a pas de preuve d’une différence de proportion entre les groupes (valeur p=0.33). En outre, une analyse de régression logique a été appliquée pour explorer l’influence de l’âge sur la nécessité du recours à l’intermédiateur. Les résultats ont également renforcé la conclusion qu’il n’y a pas de différence entre les groupes (valeur pour le paramètre correspondant à l’âge dans le modèle de régression logique =0.07).

[7] Thoua Y., Meynard A. Espace psychothérapeutique et pratiques d’interprétation : un déni de l’inconscient sous prétexte de traduction. La lettre du réseau Sourds & Santé, Hors-série – Juin 2009, 9-10. (http://www.ghicl.fr/documents/lettredureseau.pdf)

[8] Sacks O. Des yeux pour entendre – voyage au pays des sourds. Ed. Seuil 1990.

[9] Abbou D. Les problèmes de communication entre professionnels sourds et entendants. Surdités 1:14-27, 1999.

[10] Laborit E. Le cri de la mouette. Ed. Robert Laffont, Paris 1994  (p.162)

[11] Les systèmes artériels et veineux sont bien entendu plus ou moins symétriques des deux côtes du corps et cette manière de les représenter s’impose au dessinateur pour des raisons techniques. Pour conserver sa clarté au dessin, il ne peut pas superposer sur le même plan, les veines et les artères.

[12] Dagron Jean. Les Silencieux. Ed. Presse Pluriel. Paris 2008. (p.162)

[13] Il s’agit d’un sophisme par fausse analogie, entre deux segments d’une phrase, où le premier affirme une vérité dans un cas précis, alors que le second tout en ressemblant au premier, ne lui est pas parfaitement similaire.

[14] Voir réf. 40.

[15] L’équilibre d’un diabète s’apprécie par dosage trimestriel du taux d’HbA1c par prise de sang. Nous disposons, avec ce dosage, d’une valeur chiffrée qui témoigne objectivement de la qualité du suivi et du risque de complications ultérieures.

(A) Le contexte français ; (B) Définition de l’intermédiation ; (C) Culture sourde ; (D) L’intermédiation, un nouveau métier ?

 

 

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25 août 2010 3 25 /08 /août /2010 12:20

Pour faciliter sa lecture, ce travail est publié en plusieurs articles, en voici le plan

 

(A) Le contexte français ; (B) Définition de l’intermédiation ; (C) Culture sourde ; (D) L’intermédiation, un nouveau métier ?

(E) Fonctions assurées par l’Intermédiateur : (E.1) Interprète-relais;

(E.2) Educateur en santé ; (E.3) Educateur thérapeutique, informateur ;

(E.4) Expert linguistique, « orthosigniste » ;

 (F.) Conclusions

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Intermédiateur en langue des signes,

un nouveau métier ?

Le travail en binôme interprète/intermédiateur,

une nouvelle pratique nécessaire !

 

Présentation faite le 19 novembre 2009

au Colloque International sur les Langues des Signes à l’Université de Namur (Belgique)

 

Drion Benoît1, Planchon Denis2, Boone Jennifer3, Samoy Elise4

 

Unité d’Accueil et de Soins en Langue des Signes – Groupe Hospitalier de l'Institut Catholique de Lille

Réseau Sourds & Santé – Nord-Pas de Calais

 

1.        Médecin coordinateur

2.        Expert linguistique, intermédiateur

3.        Monitrice-éducatrice, intermédiatrice

4.        Podologue, intermédiatrice

 

Depuis le début des années 2000, des Unités d’Accueil et de Soins en Langue des Signes (UASLS) existent au sein d’hôpitaux de 12 régions françaises. L’Unité installée dans le Nord a développé le réseau Sourds & Santé, qui étend son action à l’ensemble de la région. Le réseau comprend notamment 7 collègues sourds (« intermédiateurs »), aux qualifications diverses. Leur principale fonction est celle d’interprète-relais, en binôme avec un interprète. Une fonction qui est similaire à celle des Certified Deaf Interpreters (CDI) décrits dans les pays anglo-saxons. Leur nécessité témoigne du degré de carence linguistique moyen à sévère, d’une importante proportion de sourds adultes. A la différence des CDI, les intermédiateurs font partie du personnel hospitalier et assurent toute une série d’autres fonctions : éducateur en santé, éducateur thérapeutique, expert linguistique (« orthosigniste »), assistant de consultation, formateur, animateur, accueillant, éducateur et travailleur social. Ce métier émergeant nécessite aujourd’hui une vraie reconnaissance et une formation spécifique qui restent à organiser.

 

Sign language speaking reception/admission and health care units have existed in 12 regions of France since the early 2000s. The unit installed in the north of France has developed a network « the Deaf and Health » which covers the entire region.  The network includes 7 deaf health care workers (known as « intermediateurs ») with various qualifications.  Their main function is to be a relay interpreter in combination conventional sign language interpretation, which is a service similar to that of a Certified Deaf Interpreter (CDI) as described in the English speaking world. The need for the CDI interpretation service, reflects the mild to severe language deprivation of a significant portion of deaf adults.  In contrast to the CDI however, the « intermediateurs » are part of the hospital staff and they provide a range of other functions including: health educator, therapeutic educator, language expert (« sign language therapist ») and social worker.  This currently emerging, enhanced interpretation work requires serious recognition and specific training that needs to be organized systematically.

 

 

A. Le Contexte français

 

 

Dans la foulée de la création d’Unités d’Accueil et de Soins en Langue des Signes (UASLS) dans des hôpitaux de 12 régions françaises[1], l’Unité installée au sein du Groupe Hospitalier de l’Institut Catholique de Lille depuis 2002, a développé un réseau de santé[2] à partir de 2005 : le réseau Sourds & Santé[3]. Son objectif est de permettre aux patients sourds qui s’expriment en langue des signes, d’avoir recours aux soins dans les modalités linguistiques qu’ils souhaitent, avec n’importe quel professionnel de santé de la région Nord-Pas de Calais (notamment via la mise à disposition d’interprètes[4], travaillant éventuellement en binôme avec un « intermédiateur »). Le réseau permet aussi de bénéficier d’un accompagnement social, de soutien psychologique et d’éducation à la santé en langue des signes.

 

Dans le cadre du réseau, le principal partenaire de l’UASLS de Lille est l’association SourdMédia[5] ; les autres étant la Fédération Nationale de Sourds de France[6] qui représente ses usagers, l’Union Régionale des Médecins Exerçant à titre Libéral[7] du Nord-Pas de Calais et les Centres Hospitaliers d’Arras[8], Valenciennes[9] et Dunkerque[10], où le réseau tient des permanences, permettant une couverture géographique optimale de la région.

 

Le nombre de sourds s’exprimant en langue des signes est estimé à 2500 pour le département du Nord (1/1000ème de la population). En 2009, la file active annuelle du réseau Sourds & Santé atteignait 916 personnes, sur un total de 1463 inscrits depuis sa création. Plus de 20000 interventions individuelles ont été comptabilisées. 1284 consultations de médecine générale directement en langue des signes ou avec interprète, 1558 interprétations (chez des professionnels de santé, essentiellement chez des médecins spécialistes), 3848 interventions d’intermédiateur ; le reste étant constitué surtout par des entretiens avec un travailleur social directement en langue des signes (9797), avec une psychologue directement en langue des signes (2749) ou d’autres interventions encore (accompagnements lors d’explorations fonctionnelles, d’hospitalisations, accompagnements éducatifs etc.).

 

Les équipes des UASLS, coordonnées par un médecin capable de recevoir des patients directement en langue des signes, comprennent des interprètes, des travailleurs sociaux, des psychologues, du personnel administratif et incluent nécessairement un certain nombre de professionnels sourds[11]. Les qualifications de ces derniers sont variables d’une UASLS à une autre. Ils peuvent être aide-soignant, aide médico-psychologique, éducateur spécialisé, moniteur-éducateur, psychologue, travailleur social, formateur en langue des signes ou d’autres qualifications paramédicales ou éducatives. Comme nous le verrons plus loin, bien qu’aucune de ces formations ne soit totalement adaptée au travail qu’ils sont réellement amenés à faire sur le terrain, posséder une de ces qualifications est actuellement incontournable s’ils souhaitent une titularisation comme membre du personnel hospitalier.

 

B. Définition de l’intermédiation

 

Le terme d’« intermédiation[12] », s’est imposé depuis quelques années dans le cadre des UASLS et fait l’objet d’une brève description dans une circulaire ministérielle[13]. Auparavant, la notion d’« intermédiation culturelle » avait muri depuis plusieurs années en matière de justice, permettant la prise en compte de la différence culturelle entre un justiciable d’une autre culture, pratiquant une langue étrangère, et l’institution judiciaire ; en abordant sans le nier, le tabou de l’altérité. Alors qu’un certain nombre de services d’interprétation ou de traduction (entre langues orales), enrichissent parfois leurs services d’« intermédiation linguistique », permettant d’ajouter, à leur travail, une dimension plus proche des particularités linguistiques et culturelles du public cible.

 

En France, le concept d’« intermédiation culturelle » a surtout été réfléchi par le Laboratoire d’Anthropologie Juridique de Paris, qui l’a développée au sein des juridictions pour mineurs depuis 1997[14]. Dans les écrits sur l’intermédiation en justice[15], il n’est nulle part question des sourds et pourtant la description qui en est faite est largement transposable. L’intermédiation y est décrite comme « l’ombre portée d’une partie chez l’autre, en charge d’expliquer ce que l’autre attend et pourquoi il l’exprime ainsi ». En paraphrasant cet auteur dans le domaine qui nous occupe, on peut dire que l’intermédiateur « doit disposer d’une compétence de compréhension très développée car il n’est pas traducteur d’un message. Il est l’interprète des conceptions et représentations d’un « monde » [celui des sourds], au profit d’un autre « monde » [celui de la médecine et des entendants], et réciproquement (…). Il doit parler la langue d’usage quotidien des familles ou une langue de large communication qu’elles maîtrisent et dans laquelle elles peuvent énoncer leur point de vue. »

 

Plus particulièrement dans le domaine de la santé, la médiation interculturelle fait également l’objet de réflexion, lorsqu’elle s’adresse à des patients entendants originaires d’autres cultures[16]. Certains aspects de ce travail se rapprochent conceptuellement, de ceux qui sont envisagés à destination des patients sourds, notamment lorsque ces médiateurs interculturels se font « traducteurs de signification »[17], plus que « traducteurs de langues ».

 

C. Culture sourde

 

Pour construire un pont entre deux cultures, encore faut-il qu’il y ait cultures ! S’agissant des sourds, le fait culturel est aujourd’hui incontestable. Bernard Mottez fut le premier en France, dès les années 70, à circonscrire la réalité sourde. Ses écrits, d’une remarquable clairvoyance, aujourd’hui heureusement rassemblés[18], constituent la référence incontournable à qui veut comprendre d’où viennent ces sourds qui affluent dans les UASLS, répondant de fait, à la question de leur existence, posée par Mottez, alors que la médecine médico-rééducative continue de la nier. C’est sa description de cet autre « monde », d’où proviennent les intermédiateurs, qui aujourd’hui ouvre les portes des hôpitaux aux sourds et à la langue des signes. Bien plus tard, d’autres auteurs[19], ont repris et développé son travail. C’est ce monde qu’il nous arrive d’apercevoir de l’autre côté du miroir[20].

 

« Lorsqu’un sourd rencontre pour la première fois un autre sourd (…) c’est (…) tout de suite, comme s’ils se connaissaient depuis une éternité. Le dialogue est immédiat, direct, facile. »[21]. C’est qu’en plus de partager une même langue, même s’ils ne se connaissent pas, ils partagent un vécu commun, une manière d’être au monde qu’ils sont seuls à vivre et qui est proprement inimaginable pour les entendants. La vision cliché de « monde du silence » que ces derniers imaginent est là pour nous rappeler à quel point le fossé qui les sépare des sourds est profond. Or, lorsqu’il s’agit d’intermédiation, il s’agit toujours, précisément de faire un pont entre cette perception, et la réalité de la culture des sourds. Et seul celui qui appartient à cette culture est apte à le faire. Un danger guette cependant l’intermédiateur. C’est celui de dédouaner le professionnel entendant de toute adaptation pédagogique de son discours. Ce risque ne peut être évité que par une vraie collaboration avec les différents professionnels, permettant un réajustement permanent de son degré d’intervention.

 

D. L’intermédiation, un nouveau métier ?

 

Avant de s’imposer sur le terrain comme une nécessité, ce choix d’intégrer des sourds dans les UASLS n’a pas toujours été évident à concrétiser. Peu de sourds étaient diplômés et leur faciliter l’accès à certaines études ou leur permettre de s’inscrire dans une démarche de Validation des Acquis de l’Expérience[22] constitue aujourd’hui encore une étape nécessaire. Dès sa création en 2002, l’UASLS de Lille a fait le choix d’engager deux collègues sourds, rejoints deux ans plus tard par un troisième. Aujourd’hui, huit sourds travaillent au sein du réseau Sourds & Santé (7 assurent notamment une fonction d’intermédiation et l’une est psychologue). Cette équipe, aux compétences multiples, en est aujourd’hui le moteur principal.

 

Leur pratique tisse peu à peu les contours d’un nouveau métier ou d’une nouvelle fonction (le débat reste ouvert) que nous présentons ici : l’intermédiation. Un travail, dont une des principales caractéristiques est de nécessiter la pratique fluide de la langue des signes, maîtrisée pratiquement comme première langue, mais auquel aucune des formations citées ne prépare pleinement. Seule la pratique en réseau, permet en fonction de leur expertise respective, une répartition naturelle des tâches entre ces sept collègues, dont la multiplicité des profils constitue un atout considérable. Cette situation est particulière au fonctionnement en réseau dans le Nord-Pas de Calais. Un intermédiateur y est plus particulièrement habitué à travailler en santé mentale[23], un autre dans le domaine du diabète ou de l’alimentation[24], une autre en matière de podologie[25], un autre encore pour tout ce qui a trait à l’évaluation neurolinguistique ou cognitive des sourds[26] etc.

 

Une partie seulement des fonctions assurées dans les UASLS par les intermédiateurs correspondent à ce que nous pourrions qualifier d’« interprète-relais » et apparaissent similaires au travail des « Certified Deaf Interpreters (CDI)[27] » ou « Deaf Communication Specialist[28] » décrits dans les pays anglo-saxons, où une procédure de validation et un registre des CDI existent, de même qu’un code de déontologie[29], tout cela depuis le siècle dernier. Avec cette différence notable que les CDI sont généralement rattachés à un service d’interprète, alors que les intermédiateurs font partie du personnel hospitalier ou travaillent dans le cadre de réseaux de santé[30].

 

Suite :

(E) Fonctions assurées par l’Intermédiateur : (E.1) Interprète-relais

(E.2) Educateur en santé ; (E.3) Educateur thérapeutique, informateur

(E.4) Expert linguistique, « orthosigniste »

(E.5) Assistant de consultation ; (E.6) Formateur ; (E.7) Animateur ; (E.8) Accueillant, accompagnant ; (E.9) Etc.

(F.) Conclusions

 

 



[2] « Réseau de santé », au sens des articles L.6321-1 et L.6321-2 du code de la santé publique : « Les réseaux de santé ont pour objet de favoriser l'accès aux soins, la coordination, la continuité ou l'interdisciplinarité des prises en charge sanitaires, notamment de celles qui sont spécifiques à certaines populations, pathologies ou activités sanitaires. Ils assurent une prise en charge adaptée aux besoins de la personne tant sur le plan de l'éducation à la santé, de la prévention, du diagnostic que des soins. Ils peuvent participer à des actions de santé publique. Ils procèdent à des actions d'évaluation afin de garantir la qualité de leurs services et prestations. Ils sont constitués entre les professionnels de santé libéraux, les médecins du travail, des établissements de santé, des groupements de coopération sanitaire, des centres de santé, des institutions sociales ou médico-sociales et des organisations à vocation sanitaire ou sociale, ainsi que des représentants des usagers. »

[4] Lorsque nous écrivons «interprète» dans ce texte, il s’agit d’interprètes français-langue des signes française (LSF), titulaires d’un Master d’interprétariat français-LSF délivré par une Université Française.

[5] Outre sa participation au réseau Sourds & Santé, l’association SourdMédia gère un Service d’Accompagnement à la Vie Sociale (SAVS) financé par le Conseil Général du Nord et un Service d’Appui à l’Emploi (SAE) financé par l’AGEFIPH.

[6] http://www.fnsf.org/fnsf/

[7] http://www.urmel.fr/download/reseaux.pdf

[8] http://etablissements.hopital.fr/annuaire_service.php?id=36379

[9] http://www.ch-valenciennes.fr/les-reseaux-sante.html

[10] http://www.ch-dunkerque.fr/dynPopup00011912.asp?id_asso=1249

[11] Circulaire DHOS/E1/2007/163 du 20 avril 2007 (p.17) (http://www.sante.gouv.fr/htm/dossiers/sourds/circulaire_163_200407.pdf)

[12] Le choix des termes « intermédiation » et « intermédiateur », plutôt que ceux de « médiation » et « médiateur » s’est imposé. Notamment, parce qu’en milieu hospitalier, les services de médiation et les médiateurs ont vocation de résoudre les conflits d’ordre financier ou médical, entre les patients et l’institution. Parler de médiateur pour cette nouvelle fonction hospitalière occupée par les sourds, aurait nécessairement prêté à confusion, avec deux fontions très différentes portant le même intitulé. C’est ce qui a, en grande partie, motivé le choix du terme « intermédiateur », dont nous verrons finalement la pertinence.

[13] Circulaire DHOS/E1/2007/163 du 20 avril 2007 (p.8) (http://www.sante.gouv.fr/htm/dossiers/sourds/circulaire_163_200407.pdf)

[14] Younès C., Le Roy E. Médiation et diversité culturelle, pour quelle société ? Ed. Karthala. Paris 2002.

[15] Le Roy E. Juridicités. Approche du droit au laboratoire d’anthropologie juridique de Paris. Cahiers d’anthropologie du droit – Hors Série 2006

[16] Sekkouri R. Médecine transculturelle – Les soins de santé pour les patients de pays islamiques. Patient Care. Juin-Juillet 2004. (pp.17-21).

[17] Sekkouri R. Le rôle du médiateur interculturel. Patient Care. Juin-Juillet 2004. (pp.23-26).

[18] Mottez B. Les Sourds existent-ils ? Textes réunis et présentés par Andrea Benvenuto. Ed. L’Harmattan, Paris 2006.

[19] Delaporte Y. Les sourds, c’est comme çà. Ed. Maison des sciences de l’homme, Paris 2002.

[22] http://www.vae.gouv.fr/

[23] Salhi W. Médiation en santé mentale. La lettre du réseau Sourds & Santé, Hors-série - Juin 2009, 11-14. (http://www.ghicl.fr/documents/lettredureseau.pdf)

[24] Drion B. Sourds de naissance et diabète, la langue des signes s’impose ! Equilibre 271, 26-29.

[25] Samoy Elise. Le rôle du podologue dans la prise en charge du pied diabétique. Mémoire de podologie ; Institut Supérieur de Podiatrie, CHU Brugmann, Bruxelles, Année académique 2001-2002.

[26] Drion B., Crinquette C., Meurant L., Planchon D. Adaptation du Mini-Mental State Examination en Langue des Signes (MMS-LS) et modalités d’évaluation préalable du niveau linguistique en Langue des Signes. La lettre du réseau Sourds & Santé, Hors-série – Juin 2009, 21-23. (http://www.ghicl.fr/documents/lettredureseau.pdf)

[27] Gulati S. (2003) Psychiatric Care of Culturally Deaf People. In. Glickman Niel S., Gulati S. (Ed.), Mental Health Care of Deaf People. A culturally Affirmative Approach. (pp. 33-107). Lawrence Erlbaum Associates, Publishers, London.

[28] Glickman Niel S. Do You Hear Voices ? Problems in Assessment of Mental Status in Deaf Persons With Severe Language Deprivation. J. Deaf Stud. Deaf Educ. 12:127-147, 2007

[29] http://www.rid.org/UserFiles/File/pdfs/120.pdf

[30] Voir réf. 2.

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19 août 2010 4 19 /08 /août /2010 07:53

 

Les relations entre le monde médical et les Sourds pourraient s’améliorer si les médecins s’ouvraient aux réalités linguistiques ! 

 

Du dépistage néonatal de la surdité, à l’implantation cochléaire des enfants sourds, les malentendus sont nombreux entre les médecins qui disent soigner la surdité, et ceux qui sont censés bénéficier de ces traitements. Ils s’expliquent par la totale ignorance du monde de la médico-rééducation en matière linguistique. Le problème central d’un enfant sourd de naissance baigné exclusivement d’oral, c’est l’acquisition d’une langue. Or, l’expertise linguistique (de linguistes et d’intermédiateurs) est rigoureusement absente de toute la filière de prise en charge de la surdité infantile. C’est comme si les architectes étaient exclus, lors du dessin des plans d’un immeuble ! 

 

Les modèles médical et social du handicap, clairement expliqués par l’OMS[2], sont au cœur du travail des intermédiateurs. Les Unités d’Accueil et de Soins en Langue des Signes s’intègrent dans le modèle social, « ce n’est plus au patient de s’adapter à la langue des professionnels de santé mais c’est à l’équipe qui l’a en charge de s’adapter à ses capacités de communication »[3]. S’agissant d’un hôpital, le modèle médical n’est jamais loin et cela peut entraîner des frictions. « Le conflit entre ces points de vue n’est pas résolu par l’arbitrage ou le choix d’une voie médiane, mais par la négociation »[4]. Une négociation qui devrait permettre à la médecine d’intégrer le domaine de l’expertise linguistique. Un domaine précisément totalement absent du champ de réflexion du monde de la médecine médico-rééducative. Du fait de son défaut d’audition, un enfant sourd, aura des difficultés à acquérir une langue orale. Son problème, à terme, sera celui de la maîtrise d’une langue. C’est le domaine d’expertise des linguistes, systématiquement absents de tous les centres de rééducation de l’audition et de la parole[5].

 

Une médecine imperméable aux réalités linguistiques

 

On peut tenter de comprendre les choses avec la métaphore suivante. Faire passer un message d’une tête dans une autre, c’est comme aller d’une gare A vers une gare B, il faut un train tiré par une locomotive, l’ensemble roulant sur des rails. L’activation de la boucle audio-phonatoire, sur laquelle repose toute la médecine médico-rééducative, focalise sur l’entretien des rails. C’est-à-dire sur le support physique de la langue, confondant en cela, sons et phonèmes. La capacité d’entendre les premiers étant du domaine de l’audiophonologie, alors que la capacité à saisir les seconds est l’objet d’études de la linguistique[6]. Or sans locomotive, c’est-à-dire sans langue, on comprend vite les limitations du dispositif. Les recherches neurolinguistiques apportent pourtant aujourd’hui assez d’arguments pour démontrer la nature supramodale des aires d’intégration linguistique[7]. L’enfant sourd, dont on fait le choix le plus souvent, d’activer ses aires du langage, exclusivement par la modalité précisément défaillante chez lui, via une rééducation orthophonique intense, se voit obligé de capitaliser un savoir technique appris[8]. Ce qui est très différent du fonctionnement, sur un plan technique, qui survient chez un enfant qui s’imprègne de langue naturellement, et qu’un enfant sourd pourrait faire en langue des signes[9].

 

Si pour bénéficier de la plasticité cérébrale de l’enfant, il importe d’activer le plus précocement possible sa boucle audio-phonatoire, le même raisonnement vaut pour l’activation de la boucle visuo-gestuelle en ce qui concerne l’acquisition d’une langue signée[10]. La période critique s’applique au langage signé, tout comme au langage oral[11]. Le simple principe de précaution ne devrait-il pas amener à proposer l’activation des aires du langage, le plus précocement possible, par une langue dont la modalité ne souffre d’aucun déficit ? Et ne pas attendre, que la modalité orale ne soit pas assez investie, pour en proposer une autre trop tardivement. C’est ce choix de privilégier la modalité déficiente, au détriment de l’autre, dont témoignent les difficultés de maîtrise de la langue des signes par les sourds adultes que nous rencontrons. Si la médecine pense qu’il n’est pas nécessaire de proposer les deux modalités (orale et signée) sur un pied d’égalité, c’est que la différence entre la modalité d’une langue, et la langue elle-même, n’arrive pas à son entendement.

 

Lorsqu’à la lecture orale de la phrase « Milo lit », l’enfant sourd comprend en la disant, que « Milo dort », c’est bien cela qui est en cause[12]. Ce malentendu se traduit, plus tard, chez les sourds adultes, par leur capacité à lire un texte à haute voix, de manière intelligible pour les entendants qui les écoutent, mais sans qu’ils aient accès au sens du texte[13]. En termes d’analyses et de publications de résultats par les médecins, les dés son pipés, puisque les techniques de rééducation et les évaluations utilisées (leur « thermomètre ») se fondent sur des conceptions erronées du processus d’acquisition de la langue. Cette idée, au cœur de la médecine médico-rééducative, qui veut qu’une langue se construise chez un enfant, par complexification progressive des énoncés, est fausse. Elle ignore que lorsqu’un enfant commence à parler, il s’approprie progressivement la structure de la langue. Ce qui passe par des phénomènes de généralisation et d’analogie, l’amenant à produire des « fautes logiques » qui sont la preuve du processus en question[14]. La manière dont l’enfant s’humanise sur un plan linguistique[15] n’est pas celle qu’imagine et évalue la médecine médico-rééducative, assez imperméable au discours des linguistes. C’est le thermomètre qui dysfonctionne, pas celui qui l’utilise ! C’est pourquoi, nous ne pensons pas que « le monde de la médecine soit structuré par un conflit de valeurs entre médecins »[16], les uns, humanistes du côté du culturel, les autres, audistes[17], du côté de la déficience et de l’oppression d’une minorité linguistique.

 

Cet argument ne situe pas le débat au bon niveau. Lorsque les chirurgiens publient des études qui prouvent que les implants fonctionnent, ils ont raison ! Ce qu’ils évaluent, c’est le fonctionnement du support, de la modalité orale d’une langue, autrement dit pour reprendre notre métaphore : la qualité des rails et du ballast. Leurs conclusions sont rigoureuses sur un plan scientifique, il n’est là, nullement question de valeurs. Le problème, c’est que « le sujet, l’homme sourd est expulsé de cette médecine scientifique au profit d’une attention très précise et efficace sur le processus de la maladie elle-même »[18]. Alors que le champ d’exercice de leur compétence devrait s’arrêter à la porte du bloc opératoire, la difficulté survient, parce que ces conceptions médicales erronées[19], ruissèlent sur toute la filière « médico-socio-pédagogico-rééducative » qui assure l’accueil de l’enfant sourd[20]. Le médical régente tout le reste, alors que les médecins, fussent-ils chirurgiens, n’ont pas la moindre formation en matière de langues.

 

Parfois, les responsables des centres d’audiophonologie s’essaient à réfléchir autrement. On voit cependant très vite les limites de l’exercice, lorsqu’ils justifient par exemple les difficultés qu’ils rencontrent pour évaluer le niveau de langue des signes d’un enfant sourd, de la manière suivante : « En Belgique francophone, certains référents peuvent être exprimés par plusieurs signes (…) (ex. il existe deux signes d’usage courant pour « chien » ou pour « œuf »). Il est donc difficile de tester le niveau lexical d’un enfant car une erreur au test peut toujours conduire à plusieurs interprétations ou éléments explicatifs. »[21]. Dans sa conclusion, le même auteur précise : « Cette langue est encore mal identifiée tant dans son vocabulaire que dans ses règles grammaticales. Il est donc difficile de créer, pour cette langue, des tests standardisés qui permettent d’évaluer les compétences de ses locuteurs, que ceux-ci soient adultes ou enfants. »[22]. Nous sommes là, bien loin de l’évaluation d’un niveau de maîtrise linguistique. La capacité d’étiquetage qui est invoquée ici, est maîtrisée par les chimpanzés et les bonobos[23] ! Et les règles grammaticales dont il est question ici font référence à la grammaire d’usage des adultes, et pas à la manière dont l’enfant émerge à la grammaticalité. Il est assez révélateur de constater que ces limitations invoquées par la médecine médico-rééducative, ne sont aucunement pointée, lorsque des linguistes s’interrogent sur les modalités d’évaluation d’un niveau linguistique en langue des signes[24] ou lorsqu’ils envisagent l’adaptation de tests d’évaluation de ce niveau, d’une langue des signes dans une autre[25]; alors que toute une série de langues des signes ont été envisagées (française, italienne, danoise, suisse, britannique, américaine, allemande etc.). Les problèmes que ces auteurs relèvent sont nombreux et complexes, mais n’ont rien à voir avec les limitations invoquées par la médecine médico-rééducative. Elles témoignent de la profondeur du fossé qui sépare les conceptions de ce qu’il faudrait évaluer, lorsqu’il s’agit de langues, et ce qui est réellement évalué.

 

Est-il étonnant, lorsqu’une telle dynamique est en jeu, de constater que tant de ces enfants, devenus adultes, pratiquent une langue orale scotchée au réel, une langue faite de codes utilitaires ? Ou de constater que leurs écrits ressemblent parfois à ceux produits par des logiciels de traduction automatique low-cost ?

 

Changer le thermomètre

 

Si l’objectif fixé par la médecine était qu’un enfant sourd acquière la maîtrise pleine et entière d’une langue dans toute sa subjectivité, quelle qu’en soit sa modalité, et que le « thermomètre » mesurait cela, gageons que l’« Evidence Based Medicine » qui guide la pratique des médecins, proposerait d’autres modalités d’accueil de la surdité que ce qu’elles sont actuellement. Or, le « thermomètre » n’étant pas calibré pour mesurer cela[26], il induit nécessairement en faute. « Il ne semble pas que toutes les conséquences de la distinction explicite en anglais entre sound recognition et speech perception aient accédé à l’intelligence des concepteurs de pareilles épreuves [le « thermomètre »] ; elle est pourtant capitale »[27]. La lecture du rapport du rapport du CTNERHI concernant le suivi longitudinal sur 10 ans d’enfants sourds pré-linguaux implantés[28] vient parfaitement illustrer cette citation. Ce type d’analyse, qui a vocation à éclairer les médecins quant aux résultats de l’implantation cochléaire des enfants, non seulement n’utilise pas le bon « thermomètre », mais en plus, le place au mauvais endroit ! Avec les conséquences qu’on imagine au niveau des conclusions qui en sont tirées.

 

Comme sourds, et comme membres du personnel hospitalier, les intermédiateurs sont traversés par ces débats. La professionnalisation de leur fonction hospitalière, leur rôle irremplaçable, les inscrivent peu à peu dans l’organigramme de l’hôpital. Leur présence, qui témoigne de la situation dramatique de milliers de sourds en détresse linguistique, est un coin bien plus efficace dans la porte de la médecine normalisatrice, que tous les discours militants pour la « cause sourde ». Des discours qui ont certes permis que les UASLS voient le jour. Le tour de force du docteur Jean Dagron[29], qui en fut l’initiateur en France, est d’avoir pu, avec le soutien de militants sourds, mobiliser les pouvoirs publics, avec leur seule force de conviction[30]. Aujourd’hui, il est cependant indispensable de passer à une étape ultérieure et de tout faire pour que s’ouvrent les voies qui permettront le changement du « thermomètre » évoqué plus haut. Les intermédiateurs, membres du personnel hospitalier, au même titre que d’autres para-médicaux, sont une des pièces maîtresses de nouveaux dispositifs qui restent à inventer. A condition qu’une formation spécifique leur procure définitivement la légitimité qu’ils sont aujourd’hui en voie de gagner.

 

En guise de conclusion

 

Nous avons passé en revue sur ce blog, toute une série de fonctions assurées par les intermédiateurs. Il s’agit de notre pratique dans le cadre du réseau Sourds & Santé. Sans doute diffère-t-elle dans d’autres Unités d’Accueil et de Soins en Langue des Signes de France, en fonction des pratiques spécifiques développées ici ou là.

 

Aucune des formations de base des intermédiateurs actuellement en fonction sur le terrain, nécessaires à une vraie reconnaissance professionnelle, ne les prépare pleinement à l’exercice de toutes les fonctions qu’ils exercent effectivement dans les hôpitaux et notamment celle qu’ils pourraient exercer dans le cadre de l’accueil précoce des enfants sourds. Ce besoin de formation est pointé par les experts de la Haute Autorité de Santé (HAS)[31]. L’intermédiation telle qu’elle est évoquée par l’HAS, nous semble cependant très loin de celle qui se pratique au sein du réseau Sourds & Santé, permettant d’établir un pont entre deux cultures et deux langues. A cet égard, élargir la notion d’intermédiation à d’autres situations de handicap, comme il est proposé, nous fait craindre une non reconnaissance des besoins spécifiques des sourds, qui risquent une fois de plus, d’être noyés au sein d’un grand melting-pot tous handicaps confondus, dont on sait dans d’autres domaines[32], le peu d’efficience que cela entraîne.

 

En revanche, une formation nouvelle serait bienvenue, pour préparer à toute la palette des tâches d’un intermédiateur, tel que nous les avons décrites. Nous avons vu pourquoi ce métier ne peut, dans les faits, être exercé que par un sourd. La langue des signes maîtrisée comme langue première, étant le second préalable à ce métier, cette formation devrait être donnée directement dans la langue de travail des intermédiateurs. Il y a aujourd’hui assez d’intermédiateurs ou d’autres professionnels, capable de transmettre directement en langue des signes[33], ce savoir-faire commun qui s’est développé sur le terrain. Il ne faudrait pas qu’il reste accessible uniquement à ceux qui ont l’occasion de se construire cette expérience par leur pratique.

 

L’urgence d’une vraie formation professionnelle pour les intermédiateurs se fait aujourd’hui sentir. Non seulement pour formaliser leur pratique et la rendre crédible par rapport à leurs collègues titulaires d’un diplôme médical ou paramédical ; mais aussi, et ce n’est pas le moins important, pour leur permettre d’avoir accès à une grille barémique décente, en rapport avec leur niveau d’expertise.

 

« Errare humanum est, perseverare diabolicum » 

 

Enfin, une dernière réflexion s’impose. Les intermédiateurs qui travaillent au quotidien dans les hôpitaux, font partie des sourds qui ont bénéficié de langue des signes en bas âge. C’est eux qui viennent aujourd’hui au secours d’autres sourds du même âge en situation de déficit linguistique, aux audiogrammes similaires, qui ont été privés de cette langue au même moment. Lorsqu’on y pense, il y a là quelque chose de très troublant. Les uns viennent aujourd’hui en soutien de médecins amenés à soigner les autres, mais leurs rôles auraient pu être inversés. Un nouveau métier émerge, dont la médecine d’aujourd’hui a besoin, pour soigner ceux qu’elle a pris en charge hier ! Hippocrate écrivait « Primum non nocere », au vu de ce que nous constatons aujourd’hui, nous ajouterions volontiers à l’adresse de la médecine médico-rééducative des sourds : « Errare humanum est, perseverare diabolicum » !

 

 



[2] Classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé. Organisation Mondiale de la Santé, 2001. (p.21)

[3] Circulaire DHOS/E1/2007/163 du 20 avril 2007 (p.2 du texte d’introduction) (http://www.sante.gouv.fr/htm/dossiers/sourds/circulaire_163_200407.pdf)

[4] Broesterhuizen M. Worlds of difference: an ethical analysis of choices in the field of deafness. Ethical Perspectives 15(1):103-131, 2008.

[5] Nous faisons le choix d’utiliser cet intitulé qu’on retrouve souvent, parce qu’il résume bien ce qui est en jeu. Il s’agit d’audition et de parole, pas de langue.

[6] Il s’agit pourtant bien de deux ordres de choses différents. On peut émettre des sons, non signifiants pour celui qui les émet, mais porteurs de sens pour celui qui les reçoit (ex. lecture phonétique d’une langue non connue par celui qui l’émet). On peut en revanche, recevoir des sons porteurs de sens pour celui qui les émet et ne pas pouvoir les séquencer sur un plan linguistique (ex. lorsque nous écoutons un enregistrement dans une langue non connue, ce que nous entendons, c’est un son continu, la distinction en phonèmes porteurs de sens, ne peut se faire que si l’on connaît la langue ; sur un plan auditif, ce qui est entendu, c’est « jesuisassissurunechaise » et pas « je suis assis sur une chaise », séquençage que nous ne pouvons faire que si nous connaissons préalablement la langue). Et la complexité s’accroit encore, lorsqu’il s’agit de distinguer des séquences « homophones » du genre « Qui s’aime en récolte le fruit. / Qui sème en récolte le fruit. », identiques sur un plan auditif et différentes sur un plan sémantique.

[7] MacSweeney M., Waters D., ,Brammer MJ., Woll B., Goswami U. Phonological processing in deaf signers and the impact of age of first language acquisition. NeuroImage (2008) doi:10.1016/j.neuroimage.2007.12.047

[8] Quentel JC. L’enfant n’est pas une « personne ». Ed. Ministère de la Communauté Française, Bruxelles, 2008. (p.22).

[9] L’activation de la boucle audio-phonatoire, la plus précoce possible, est justifiée par la médecine, en raison de la plasticité cérébrale de l’enfant. On focalise sur la pose la plus rapide possible des rails et du ballast, en oubliant de mettre le train en fabrication. L’absence d’activation précoce de la boucle visuo-gestuelle entraîne pourtant des retards tout aussi délétères d’acquisition de la langue signée. Dans la très grande majorité des centres d’audiophonologie, la langue des signes est effectivement présentée comme la langue du second choix, lorsque le reste ne fonctionne pas. Régulièrement, elle est présentée comme un « moyen de communication », sur le même plan que d’autres techniques visant à rendre une langue orale visible (ex. LPC). Or si la plasticité cérébrale influe sur l’acquisition d’une langue orale, elle influe aussi sur l’acquisition d’une langue signée. Parfois on propose une sorte de pis-aller, consistant en un mixte des deux modalités (communication totale), qui produit une sorte de charabia.

[10] Mayberry RI, Lock E., Kazmi H. Linguistic ability and early language exposure. Nature 2002 May 2;417(6884):38.

[11] Ducharme DA, Mayberry RI. L’importance d’une exposition précoce au langage : la période critique s’applique au langage signé, tout comme au langage oral. In. L’acquisition du langage par l’enfant sourd : les signes, l’oral et l’écrit. Sous la direction de Transler C., Leybaert J. Gombert JE, 2005. Marseille : Solal. (pp.15-28).

[12] Séquence visible dans le film « Sourds et Malentendus » diffusé sur France 5 le 3 mars 2009 et consultable sur internet : http://www.france5.fr/et-vous/France_5_et_vous/Demandez_le_programme/LE_MAG/LE_MAG_N_10_2009/articles/p-1930-Emission_speciale_br_Sourds_et_malentendus.htm

[13] Abbou M.-T. Apprendre par le sens. In. Psychologie de la surdité. Ed. De Boeck Université, 1996 (p.435).

[14] Quentel JC. L’enfant n’est pas une « personne ». Ed. Ministère de la Communauté Française, Bruxelles, 2008. (pp.17-22).

[15] Meurant L. Comment l’enfant s’humanise sur un plan linguistique. La lettre du réseau Sourds & Santé, Hors-série - Juin 2009, 18-20. (http://www.ghicl.fr/documents/lettredureseau.pdf)

[16] Dagron Jean. Les Silencieux. Ed. Presse Pluriel. Paris 2008. (p.16 et 4ème de couverture).

[17] H-Dirksen L. Bauman. Audism: Exploring the Metaphysics of Oppression. J. Deaf Stud. Deaf Educ. 9 :239-246, 2004.

[18] Zegers de Beyl D. Le monde des sourds et sa relation avec le monde médical. Signes de Vie. 17 :10-13, 1997

[19] « Les progrès de la médecine occidentale n’ont été possibles que par l’attention portée aux processus pathogènes cellulaires de l’organe malade. Dans l’exemple de l’enfant sourd, la cochlée et les performances auditives au laboratoire d’audiophonologie sont devenues le centre des préoccupations thérapeutiques de la communauté médicale, déplaçant l’être humain, l’homme sourd, au second rang. (…) Ce qui est pertinent dans le laboratoire d’audiophonologie peut devenir pervers si toute l’éducation des enfants sourds tourne autour de la priorité de faire entendre des sons. Réduire ainsi leur éducation à une rééducation est une injure à leur sensibilité et intelligence d’êtres humains. » Carte blanche publiée dans le quotidien belge Le Soir par un collectif de signataires linguistes et médecins, le 16 mai 2007. Retrouvez l'ensemble du texte sur ce blog.

[20] Dans un tel cadre, le fait qu’au moins le tiers des sourds adultes que nous rencontrons, y compris les plus jeunes, n’ait la maîtrise fine d’aucune langue ne serait-il pas à questionner ? Que répond la médecine au fait que l’immense majorité des sourds adultes ne comprennent pas un texte écrit ? Cela ne devrait-il pas être un objet de préoccupation ? Lorsqu’on pose ces questions, on renvoie sur le système éducatif, lequel applique, à la règle, les prescrits de la médecine médico-rééducative. La boucle est bouclée.

[21] Charlier B. L’évaluation des compétences linguistiques en langue des signes. In Compétences cognitives, linguistiques et sociales de l’enfant sourd. Ed. Mardaga, 2006. (p.133-134)

[22] Voir réf. 94 (p.147).

[23] Meurant L. Comment l’enfant s’humanise sur un plan linguistique. La lettre du réseau Sourds & Santé, Hors-série - Juin 2009, 18-20. (http://www.ghicl.fr/documents/lettredureseau.pdf)

[24] Haug T. Review of Sign Language Assessment Instruments. Sign Language & Linguistics 8:1/2(2005), 59-96.

[25] Haug T., Mann W. Adapting Tests of Sign Language Assessment for Other Sign Languages – A Review of Linguistic, Cultural and Psychometric Problems. J Deaf Stud Deaf Educ. 2008;13(1):138-47.

[26] Meurant L. Son, mouvement, parole. In Ethique et implant cochléaire, que faut-il réparer ?, Presses Universitaires de Namur, 2006. (pp. 49-57).

[27] Giot J. Fragments et scholies. In Ethique et implant cochléaire, que faut-il réparer ?, Presses Universitaires de Namur, 2006. (pp. 71-85).

[28] Le rapport peut être téléchargé sur le site du Centre Technique National d’Etudes et de Recherches sur les Handicaps et les Inadaptations (http://www.ctnerhi.com.fr/accueil_ctnerhi3.php).

[29] Dagron Jean. Les Silencieux. Ed. Presse Pluriel. Paris 2008 (pp.87-118).

[30] Le premier mois de l’ouverture de l’UASLS de Lille, pas un seul sourd ne s’y est présenté ! Huit ans plus tard, ils sont des dizaines à faire appel au réseau Sourds & Santé chaque semaine. Les UASLS les rendent visibles à la médecine. Voilà qui illustre la force de conviction qu’il fallait pour que des institutionnels acceptent de mobiliser des moyens financiers, avant qu’un seul patient ne soit à l’horizon !

[31] « Un métier d’intermédiation pourrait être défini et créé, tant pour les personnes sourdes que pour celles présentant des troubles de l’élocution. Il devrait à l’avenir être élargi à d’autres situations de handicap. » Synthèse de l’audition publique « Accès aux soins des personnes en situation de handicap ». Janvier 2009. (http://www.has-sante.fr/portail/upload/docs/application/pdf/2009-01/synthese_ap_acces_soins_personnes_handicap_23102008.pdf)

[32] On pense notamment aux  Auxiliaires de Vie Scolaire (AVS) proposés dans la foulée de la Loi 2005-102 du 11 Février 2005 «  pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées », où rien n’est prévu pour l’accompagnement des sourds par du personnel compétent. C’est-à-dire, spécifiquement qualifié (ex. interprètes diplômés) et donc plus cher que du personnel formé en quelques dizaines d’heures pour l’accompagnement des handicapés, toutes catégories confondues.

[33] La Loi 2005-102 du 11 février 2005 « pour l’égalité des droits et des chances, la participation et citoyenneté des personnes handicapées » reconnaît la langue des signes comme une langue à part entière (article 75 section 3 bis) et stipule que les services publics doivent la fournir, ainsi que tous les dispositifs de communications adaptés, aux usagers qui en font la demande (article 78).

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3 mars 2010 3 03 /03 /mars /2010 20:54

 

 

Deux documents officiels viennent d’être publiés :

·       le « Plan gouvernemental 2010-2012 en direction des personnes sourdes ou malentendantes »

·       les recommandations de la Haute Autorité de Santé sur la « surdité de l’enfant : accompagnement des familles et suivi de l’enfant de 0 à 6 ans, hors accompagnement scolaire ».

 

Ces deux documents officialisent l’inacceptable comme le faisait l’avis du CCNE qui traitait du dépistage néonatal de la surdité. Sa dénonciation du dépistage tel que pratiqué était une victoire à la Pyrrhus, dont nous mesurons aujourd'hui les conséquences.

 

J’avais commencé à écrire un texte sur ce sujet, lorsque j’ai reçu le commentaire qu’André Meynard a écrit sur le plan gouvernemental.

Plutôt que de réécrire moins bien ce qu’il exprime parfaitement, j’ai choisi, avec son accord, de diffuser son texte sur ce blog. Merci à André pour ces mots si justes sur... l'oubli remarquable de l'enfance signante...

J'aurais envie d'ajouter, sur...  l'acceptation à tous les niveaux de textes officiels (trois avec le même discours !) qui légitiment l'éducation d'enfants privés de la seule langue qu'ils puissent pleinement maîtriser.

Le plan gouvernemental actant la souffrance des sourds, ne s'intérroge pas sur l'iatrogénicité des actions qu'il propose et qui mènent à cette "souffrance". Bien sûr il faut saluer l'avancée que constitue le numéro d'urgence... Faut-il cependant sabrer le champagne, lorsque l'essentiel (l'accès des enfants sourds à une langue, c'est-à-dire à ce qui fait de nous des humains) est à ce point oublié ? Fallait-il, pour avoir la cerise (relais téléphonique, numéro d'urgence), accepter que du gâteau empoisonné soit officiellement servi à 95% des enfants sourds ?

Voilà trois textes qui se nourrissent mutuellement, dans une spirale infernale, un cercle vicieux, un engrenage qu'il va maintenant falloir essayer d'enrayer.

Espérons qu'un sursaut vienne, pour que Woody Allen n'ait pas raison, lorsqu'il disait  : "l'humanité est à un croisement : un chemin mène au désespoir, l'autre à l'extinction totale". Que cet abîme, où aujourd'hui, se meurent symboliquement des enfants qui articulent bien, ne soit qu'un mauvais rêve. Car c'est bien d'un crime contre l'humanité de ces enfants dont il est question ici.


Lisez André Meynard, il le dit mieux que moi.

 

 Plan 2010-2012 : « l’oubli » remarquable de l’enfance Sourde signante…

 

 

A. Meynard.

 Psychanalyste. (Membre du laboratoire de psychopathologie clinique et psychanalyse université Aix Marseille 1)

Auteur de: 

Quand les mains prennent la parole (Eres ,1995/2002)

Surdité, l’urgence d'un autre regard (Eres ,2008)

Enfance Sourde : soigner et faire taire (Eres, 2010, A Paraitre)

 

Il ne s’agit pas ici de porter analyse sur l’ensemble des mesures contenues dans ce plan mais d’indiquer ce qui nous parait être un oubli regrettable et tout à fait symptomatique. Un tel oubli est  en effet susceptible de laisser perdurer la situation même qui se trouve dénoncée par ce plan puisqu’il évite que l’on  s’attaque précisément aux raisons mêmes qui sont inductrices de la dite situation si préoccupante. S’il convient certes de saluer les mesures prises concernant l’accessibilité à un numéro d’urgence pour les personnes Sourdes et le développement de relais téléphonique,  il est cependant  à noter qu’en revanche, ce plan demeure notoirement indigent pour prendre en compte et impulser les aménagements nécessaires que réclament les tout jeunes enfants(futurs adultes de demain)  qui ne perçoivent pas les fréquences conversationnelles. Comment en effet prétendre vouloir s’occuper de la « détresse » des personnes Sourdes, voire de leur « fragilité », alors même que les facteurs en amont, largement responsables de ces manifestations, se trouvent déniés ?  Alors même que ces facteurs sont  précisément liés  en grande partie à la manière discriminative par laquelle dans leur petite enfance et enfance, on  empêche encore fortement ces sujets  de parler, soit  de s’exprimer dans cette  langue signée vers laquelle ils se trouvent spontanément attirés grâce à leur famille, (que celle-ci soit Sourde ou entendante)? S’agirait-il donc de poursuivre dans les mêmes travers, de continuer à faire taire les enfants Sourds, de cumuler encore les obstacles de toutes sortes à une véritable prise de parole désirante, obstacles à la source précisément des souffrances et difficultés repérées ? S’agirait-il donc de ne rien changer aux dynamiques qui produisent ces situations fragilisantes, de les laisser perdurer donc, voire de les amplifier, tout en essayant de  les récupérer en paraissant s’occuper des effets désastreux qu’elles fabriquent ?

 
On aurait pu s’attendre  en effet à ce que ce plan soit enfin l’occasion de se pencher sur les problèmes de l’accès à la LSF dans  l’accueil et l’éducation des tout jeunes enfants Sourds. Ceci aurait pu être enfin une réponse aux remarques que le CCNE émettait  en ce sens dès 1994 et qu’il a renouvelé dans son avis de 2008 concernant la nécessite de rendre présent la LSF aux enfants Sourds dès l’âge d’un an. Il suivait d’ailleurs en cela les analyses pertinentes de F. Dolto et de la plupart des cliniciens de ce domaine qui ont depuis longtemps attiré l’attention sur une telle situation discriminative. On aurait pu d’autant plus s’attendre à des mesures favorables à la diffusion de la LSF dans la petite enfance que, bien évidemment, ce qui se passe dans cette période est d’une grande importance pour la structuration psychique et la formation d’éventuelles zones de fragilité psychique. On aurait pu s’attendre à ce que tout de même,  sans tomber dans des causalités réductrices , soient enfin reconnu des liens significatifs entre les orientations actuelles (qui mettent à mal l’existence de la LSF dans l’accueil puis l’éducation des Sourds) et les symptomatologies réactionnelles ainsi que les échecs scolaires gravissimes  que notent les cliniciens depuis déjà trois décennies au moins. On aurait pu s’attendre à ce qu’enfin, on en vienne à sortir de cette langue de bois bureaucratique qui se refugie derrière un soit disant « libre choix parental » alors qu’en fait, dans la réalité, ni les informations partiales délivrées par les experts du son, ni les offres éducatives, ne se trouvent assurer les conditions d’un tel « libre choix » ! On aurait pu s’attendre à ce qu’enfin on en vienne à sérieusement questionner cette filière de soin par le son qui se met en place dans les diverses régions de notre pays et constitue  une mise à mal organisée de la LSF, de son existence et de sa transmission, surtout pour les enfants Sourds de parents entendants.


On aurait pu s’attendre à ce que, tout de même, on n’en vienne pas à  faire appel à des "enquêteurs  bénévoles" pour, au travers "d'entretiens ou de « questionnaires » prétendre sérieusement effectuer, selon une méthodologie douteuse et préoccupante, un recueil de témoignages  visant à faire un "état des lieux" d'une situation par ailleurs déjà fort bien connue et analysée . En effet,"l'état des lieux" de la situation des Sourds (ainsi que les raisons pouvant entrainer une éventuelle fragilisation psychique) a été fait déjà depuis de nombreuses années par les cliniciens travaillant auprès des Sourds. Nous rappelons ici le texte de l'appel.lsf  largement diffusé et qui recueille déjà plus de 5000 signatures. Il a récemment  trouvé place sur le site l'appel des appels. Il  met en cause de manière argumentée  une conception dégradante de la reconnaissance  (simplement virtuelle) de la LSF dans notre pays, surtout pour ce qui de la petite enfance et enfance Sourde. Il met en outre l’accent sur les effets délétères attendus et programmés de cette filière de soin s'appuyant sur trois axes (dépistage à deux jours /implant cochléaire/intégration individuelle en milieu ordinaire). Un tel abord sanitaire de l’enfant Sourd  demeure à ce jour hautement préoccupant précisément car il porte atteinte à l'accès précoce à la LSF pour ces sujets et leurs familles en réduisant la question du langage et de la parole à leurs seules formes sonorisées. Il ne condescend à livrer ce sujet aux signes qu’après avoir constaté et décrété lui-même, l’échec de l’oral : il fait ainsi de ces langues, non pas la marque d’une autre modalité du parler humain, mais l’indice d’un déficit.  Il accrédite de plus les préjugés infondés qui depuis le congrès de Milan visent à laisser penser aux familles que les langues signées s’opposent et entravent l’accès aux langues écrites et vocales alors que la pratique précoce  d’une langue signée est au contraire une dynamisation de la curiosité exploratoire de ces sujets vers d’autres formes langagières. On aurait pu s’attendre donc  à ce qu’un tel état des lieux (ainsi que les solutions proposées), ne se trouve  pas purement et simplement ignoré par les initiateurs de cette enquête. Mais, ces derniers,  paraissent en fait bel et bien soutenir une toute autre logique : c’est pourquoi  le silence de ce plan sur ces questions demeure assourdissant !

 
Face à un tel évitement, nous pouvons dès lors légitimement nous demander si cette entreprise de communication ne vise pas à soulever un problème, déjà connu et repéré mais, pour plaquer tendancieusement des solutions  inverses de celles préconisées par ceux qui depuis de longues années  ont  établi un tel état des lieux. En effet, pour en rester aux problématiques de l’enfance Sourde, à la lecture de ce plan, il apparait  que l'orientation actuelle de cette filière de soin à effets iatrogènes se trouve renforcée par diverses mesures annoncées.  Une telle logique ne peut que mener à l'aggravation de la situation existante pour les tout jeunes enfants Sourds qui continueront à être privés d'accès à la LSF et aux échanges signés entre pairs, éléments pourtant très importants pour leur propre vitalité psychique. Les fragilisations  à venir n'en seront que plus conséquentes. Bientôt les jeunes Sourds ne pourront plus trouver ces langues signées dans leur environnement éducatif. Comment donc se constitueront-ils comme sujets ? Comment même s’étonner de la détresse ici produite ? Pourront-ils encore faire appel à des interprètes alors même qu’ils n’auront connaissance que des rudiments de ces formes langagières qui, en toute légalité, leur auront été dérobés ?  De telles  contradictions méritent attention et ne sauraient être masquées par les bonnes intentions affichées dans ce plan. Intentions qui ne prennent hélas  aucunement en compte les mesures préventives dégagées par les cliniciens travaillant dans ce domaine depuis de longues années. Ainsi, la mise en place de circuits d’information précoces réellement porteurs et reconnaissant de la richesse de la LSF, la mise en acte de réelles mesures permettant de diffuser cette langue à un niveau sociétal, son inscription constitutionnelle comme langue des Sourds français, sa large  diffusion dans l’espace médiatique, ainsi que toute mesure facilitant sa dédramatisation pour les parents découvrant la surdité de leur enfant, ne sont nullement prévues ! Ceci n’est sans doute pas dans l’air du temps et demanderait à déplaire à de trop nombreux lobbies qui  tiennent avant tout à ce que les Sourds continuent à être perçus non seulement comme des handicapés de l’ouïe mais encore comme des malades  du langage et de la parole.


Nous continuerons donc à prétendre que le taux d’illettrisme n’est pas en relation avec l’inadéquation du  dispositif actuel, que les expériences concrètes fort stimulantes des pays nordiques qui se sont orientés dans une toute autre dynamique (laissant une large place aux langues signés), peuvent être négligées et ignorées ! Nous continuerons à laisser penser que les expertises effectuées par des spécialistes de la techno science audio phonatoire, juges et partie en ce domaine, sont dignes de foi alors qu’elles se révèlent porteuses de biais méthodologiques majeurs et relèvent d’un scientisme partisan qui ne respecte pas les principes  d’indépendance, d’autonomie et de contradiction, indispensables pourtant pour prétendre à validation scientifique. Plus précisément donc,  l’analyse de ce « plan 2010 - 2012 en faveur des personnes sourdes ou malentendantes », révèle magistralement la manière dont se trouve avalisés les abords réducteurs et partiaux de ces modes « d’expertises ». La confusion regrettable des problématiques liées à des surdités survenues précocement (avant l'insertion dans une forme langagière sonorisée), et celles survenant à des âges tardifs, tend à laisser penser que ces champs se recoupent alors qu'en fait ils réclament un d'abord radicalement différencié. Un tel découpage, dans les trois axes proposés comme au niveau des différentes mesures qu'ils déclinent, mélange les enfants,  adolescents et  adultes, faisant varier ce qui est appelé « déficience auditive » d'une manière qui ne fait ainsi jamais paraître avec clarté le rôle nécessaire et incontournable de la LSF pour ce qui est de l’accueil et de l’éducation de l’enfance Sourde. Ce tour de force est donc réussi en raison même de la méthodologie qui sous-tend la mise en forme de ce plan, qui parvient ainsi à mélanger les genres, à noyer les problématiques dans des flous sémantiques, à délayer les particularités, de telle sorte que plus aucun repère ne puissent rester opérant. Ce plan en vient même très curieusement à regretter
[1] de manière tout à fait déconnectée des réalités du terrain éducatif, un certain monopole des « pôles bilingues » au détriment des dispositifs oral/LPC qu’il conviendrait  selon lui d’amplifier. Il est ici tout à fait piquant de remarquer qu’alors même que ces quelques dispositifs bilingues peinent à émerger  au sein de l'éducation nationale, le plan  se fasse déjà l’écho des préoccupations partisanes des experts du tout sonore. La  notion tout à fait confuse et ambiguë de « libre choix », dont nous avons montré déjà les abus, se trouve une nouvelle fois instrumentalisée en vue  de maintenir l’existant et des offres de services totalement déséquilibrées et  défavorables à la LSF  en matière d’options éducatives. De la même façon, pour ce qui est des dépistages précoces et de l'accompagnement parental, le plan soutient et relance ouvertement le fonctionnement des SAFEP et CAMSP alors que, dans ce domaine, ces derniers se trouvent adossés le plus généralement à une logique cherchant à éviter le recours à la LSF. De manière tout à fait réductrice ce plan en vient même à énoncer que « la surdité porte en elle les germes de difficultés à construire son identité, sa personnalité, son devenir adulte[2] » et à indiquer, sans préciser ses sources, un nombre plus élevés de dépressions et de suicides dans la population sourde comparativement à la population entendante. De manière alors mécanique mais révélatrice tout de même des fondamentaux et des conceptions bio médicales qui irriguent  son élaboration, il ne peut en appeler alors, afin de faire face à ces délicates questions,  qu’aux mêmes instances et mêmes logiques sanitaires qui président largement déjà aux orientations normalisatrices des dispositifs d'accueil de ces sujets[3].


Ceci se trouve tout à fait en phase avec les  tendances lourdes  qui, dans notre modernité, visent à fabriquer artificiellement des maladies de l’enfance à partir de ce qui est repéré comme écart à la norme et à la moyenne statistique. Rappelons ici que la SPN (surdité permanente néo natale)  vient d’être abusivement reconnue par la Haute autorité en sante(HAS) comme posant  un « grave problème de sante publique » afin qu’un dépistage au deuxième jour de la naissance puisse se mettre en place sur tout le territoire et ce, malgré l’avis contraire  du CCNE.

         
Rappelons aussi  qu’une récente expertise Inserm en 2009 vient de faire synthèse de 5 expertises collectives (Santé de l’enfant : propositions pour un meilleur suivi : domaine des troubles des conduites, troubles des apprentissages ; troubles déficient auditif ; troubles visuels et mentaux). En ce domaine, comme en d’autres, les tendances et conceptions biomédicales du handicap adossées à un « eugénisme libéral », contribuent ainsi toujours plus à prétendre soigner des malades pour mieux faire taire des sujets. Rappelons que ce document de synthèse d’expertises collectives de 2009 mêle, de manière outrancière, les conclusions d’expertises de divers domaines de l’enfance  pourtant déjà fortement critiquées et invalidées par la communauté scientifique  Rappelons en outre  ici, qu'une certaine "santé mentale" dans le domaine de la psychiatrie a recours  massivement à des "évaluations" instrumentalisées par les laboratoires pharmaceutiques prétendant sans cesse avoir trouvé les  molécules miracles pour parvenir à ne pas entendre le  sens  des symptômes. Ce faisant elle participe précisément de cette "fragilisation" qu’elle prétend vouloir supprimer! Est-ce à de tels circuits que l’on prétend adresser la détresse des personnes Sourdes ?   

Rappelons pour finir que les Sourds ne sont aucunement des handicapés et qu’ils ne sauraient être réduits à des « troublés auditifs ». Que la surdité ne contient aucun « germe » suspect ! Que si l’on ne fait pas entrave à leur créativité langagière, ces sujets parlent et entendent avec les mains et les yeux  et peuvent enrichir ceux qui les côtoient de leurs modalités d’être en langage. Que ces langues signées pourraient être proposées aussi à tous les enfants entendants autour d’eux,  dans des pôles d’accueil et d’éducation rendant accessible l’accès au savoir et à la culture de la maternelle à l’université. Rappelons en outre qu’attendre l’effet incertain de rééducation portant sur les langues vocales alors que ces formes langagières signées permettent à ces sujets et à leurs familles d’exprimer très tôt  leurs émotions et ressentis, leur questions et demandes révèle, en fait, notre grave surdité. Notre grave difficulté à construire un espace sociétal respectueux de la fragilité, de la diversité et  de l’altérite. Notre grave difficulté à constituer un vivre ensemble non pas réglé par des normes sanitaires adossées au même, à l’identique, secrétant donc rejet et discrimination, mais au contraire,  attentif à la singularité, à l’étrangeté du différent et à ce que sa rencontre  permet d’ouverture humanisante.

 

 

 

 



[1] .« S’agissant de l'enseignement en milieu scolaire ordinaire, la mise en œuvre des parcours scolaires des jeunes sourds s'appuie sur des pôles bilingues (LSF et français écrit) dans les établissements ordinaires et dans les classes adaptées de certains établissements scolaires. Cependant il convient d'observer que ce parcours de formation est fortement dédié à l'enseignement de la/en langue des signes françaises. En effet, les dispositifs prévus pour les enfants ayant fait le choix de la langue française  seule, si ce choix s'accompagne d'une demande d'aide par le LPC, n'ont pas été instaurés dans les pôles créés par le ministère chargé de l'éducation nationale »(p17).  

 

[2] Op Cit.p 25

[3] Il se propose ainsi notamment de charger « la haute autorité en santé d'élaborer pour 2012 des référentiels nationaux sur la prise en charge de la détresse psychologique des personnes sourdes ou malentendantes (Op. cit.  p 26) » alors même,  que cette instance a largement démontré sa partialité et sa réticence farouche à diffuser les langues signées auprès de ces enfants ainsi qu’à sortir du seul référentiel neuro physiologique pour aborder les questions relatives aux diverses manifestations de la souffrance.

 

 

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26 octobre 2009 1 26 /10 /octobre /2009 12:54

Article publié dans le n°271 d'octobre 2009 (p. 26 à 29) de la révue "Equilibre", périodique de l'Association Française du Diabète

 

Sourds de naissance et diabète

 

La Langue des Signes s’impose !

 

Chez les sourds de naissance (1/1000ème de la population), les difficultés du dialogue patient-médecin expliquent pour une part que l’équilibre de leur diabète reste souvent sous-optimal. Aujourd’hui pourtant, les  dispositifs d’accès aux soins en Langue des Signes, encore trop méconnus, devraient permettre à ces patients d’être soignés et de bénéficier d’une éducation thérapeutique comme tous les autres.

 

Les sourds dont il est question ici sont les sourds profonds de naissance, ceux que la médecine définit comme sourds pré-linguaux. Le terme « malentendant » est souvent rejeté par ces patients, qui ne se considèrent pas comme des « entendants qui entendraient mal », mais qui se revendiquent culturellement sourds, c'est-à-dire locuteurs de la Langue des Signes, reconnue aujourd’hui officiellement en France (voir encadré 2). Le terme sourd-muet utilisé dans le passé n’est plus guère usité, car inadapté. Bon nombre de sourds vocalisent effectivement de manière intelligible et compréhensible par les entendants. En revanche, une des grandes difficultés auxquelles ils sont confrontés, est liée à leur compréhension incomplète d’un message oral. Depuis leur jeune âge, ils ont souvent pris l’habitude inconsciente de simuler la compréhension, ce qui contribue à leurrer les professionnels de santé, qui, lorsqu’ils leur posent la question : « avez-vous compris ?», s’entendent systématiquement répondre : « oui ». Cela peut paraître évident, mais on oublie trop souvent qu’un sourd qui parle n’est pas un sourd qui entend !

 

> Ne demandez pas à un sourd s’il a compris,

demandez-lui s’il veut un interprète !

 

 

Ne demandez pas à un sourd s’il a compris. Il vaut mieux, même si le professionnel de santé comprend ce que dit le patient sourd, lui demander s’il souhaite la présence d’un interprète français-Langue des Signes. Si cette proposition vient d’un professionnel de santé, elle acquiert une légitimité et devient une marque de respect de la différence linguistique. Celui qui est le plus apte à juger de la nécessité du recours à un interprète, est le patient sourd lui-même et pas le professionnel ou ses accompagnants !

 

Des patients invisibles

 

Si peu de praticiens ont conscience des problèmes spécifiques qu’entraîne la prise en charge du diabète chez les sourds de naissance, c’est que ceux-ci constituant environ 1/1000ème de la population, ils représentent sans doute de l’ordre de 1/1000ème des diabétiques suivis par chaque médecin. Autant dire qu’ils passent totalement inaperçus. Lorsqu’en revanche, dans le cadre des dispositifs d’accueil et de soins en Langue des Signes mis en place sur le territoire français (voir encadré 2), un recrutement ciblé de ces patients fait rapidement prendre conscience qu’ils forment sans doute une des populations dont le diabète est le plus mal pris en charge.

 

Certains, suivis depuis plusieurs années pour diabète, ne savent même pas qu’ils en sont atteints, simplement parce qu’on n’a jamais pu leur expliquer dans leur langue. Parfois, c’est le choix même du signe effectué en Langue des Signes pour dire « diabète » qui peut prêter à confusion. Suivant les régions, plusieurs signes sont utilisés et notamment celui qui représente visuellement une glycémie capillaire faite au bout du doigt. A la question : « avez-vous un diabète ? », signée de cette manière, la réponse pourra être : « non », pour un sourd diabétique qui ne suit pas sa maladie par glycémies capillaires. Le même raisonnement peut être tenu pour d’autres signes parfois utilisés, lorsqu’il s’agit par exemple de dire « diabète » en représentant visuellement l’injection d’insuline par un stylo.

 

Une différence linguistique…

 

Pour des raisons liées à leur système éducatif déficient, de nombreux sourds présentent d’importants déficits de connaissance et d’accès à l’écrit (voir encadré 1). Une notion telle que celle de circulation sanguine peut ne pas être maîtrisée, rendant difficile la compréhension des enjeux liés au diabète. Certaines représentations erronées dont il convient de tenir compte lorsqu’on les informe, se retrouvent fréquemment chez les sourds. Nous en citons quelques-unes à titre d’exemple. Il y a cette idée que seuls les aliments solides « font grossir », car les liquides « passent » (il faut imaginer cela exprimé visuellement). Chez certains sourds, le fait que « manger beaucoup de graisses » favorise l’excès pondéral est une représentation qui peut être totalement absente et être moins fréquente que la représentation du « rôle des graisses supposées huiler les articulations » ! Pour d’autres encore, la méconnaissance de la catégorie générique « légumes », demande d’adapter le discours diététique. Lorsque l’on dit : « il faut manger des légumes », encore faut-il savoir ce que signifie le terme « légume ». Bien que le lexique de Langue des Signes comprenne ce signe, il reste peu utilisé par de nombreux sourds, qui préfèrent recourir dans cette situation, à une énumération de quelques légumes qui se termine par « etc.».

 

 

> Plus un message est complexe et abstrait, plus un sourd a besoin de Langue des Signes pour le comprendre !

 

… et culturelle

 

Il ne s’agit là que de quelques malentendus rencontrés fréquemment, qui ne peuvent être connus que d’équipes habituées à travailler avec des sourds et qui pourront chaque fois adapter leur discours. Il importe de souligner que ces problèmes ne sont pas liés à la surdité elle-même ou a un déficit d’intelligence des sourds, mais à leurs modalités éducatives. Ils trouvent leur origine dans une réelle différence de culture entre sourds et entendants dans leur manière d’appréhender le monde. Et cette différence est inscrite dans la langue, car c’est la langue qui définit les objets et pas l’inverse. Certaines langues sont plus aptes à exprimer certains concepts que d’autres. La Langue des Signes est infiniment plus riche et plus précise que la langue française pour exprimer les rapports des objets entre eux dans l’espace. Inversement, pour d’autres domaines, le français sera plus efficace. Disant cela, il ne s’agit aucunement de stigmatiser une langue comme étant inférieure à l’autre, mais plutôt d’affirmer qu’en matière d’éducation au diabète, la prise en compte des spécificités de la Langue des Signes et de la manière dont elle classifie le monde, font intrinsèquement partie de la prise en charge et qu’une réflexion sur la langue doit nécessairement être menée en parallèle aux démarches éducatives. Lorsque c’est le cas, une fois les malentendus levés, et qu’une information est transmise de manière réellement adaptée, la vision imagée du monde qui est celle des sourds, renforcée par leur pratique d’une langue visuelle, nous semble même rendre cette population plus réceptive aux messages éducatifs que ne le sont les entendants. Au point que des outils pédagogiques créés par et pour des sourds, sont ensuite utilisés avec bonheur pour un public entendant.

 

Des patients sous-traités

 

Parfois la surdité est considérée comme un obstacle qui légitime une prise en charge moins exigeante, par rapport à celle qu’on propose aux entendants. Avec pour conséquence que ces patients sont traités de manière sous-optimale (exemple : introduction plus tardive, que chez les entendants, de traitements oraux hypoglycémiants ou d’insuline), en raison des difficultés du personnel médical à expliquer le traitement et sa surveillance. Par sécurité et pour éviter le risque d’hypoglycémie, on préfèrera tolérer un taux HbA1c nettement supérieur à ce qu’on tolérerait chez un entendant.

 

On imagine bien les conséquences en termes de complications chroniques, chez ces patients sous-traités, chez lesquels on n’aura pas pu entreprendre une démarche éducative classique. Compte tenu des dispositifs d’interprétation français-Langue des Signes accessibles aujourd’hui en France (voir encadré 2), cette attitude ne nous apparaît plus défendable. A condition de mettre en place l’accompagnement nécessaire, un patient sourd diabétique doit aujourd’hui pouvoir bénéficier d’un suivi de son traitement similaire à celui d’un diabétique entendant. Ce qui reste malheureusement trop rarement le cas. La Langue des Signes sort peu à peu les sourds de l’anonymat des soins hospitaliers, elle leur donne une visibilité, elle s’impose comme incontournable. Quel médecin pourrait aujourd’hui prétendre soigner un diabète sans dialoguer avec son patient ? Lui parler dans la langue qu’il comprend le mieux, c’est le respecter comme citoyen à part entière, mais c’est aussi simplement un préalable pour le soigner correctement.

 

 

 

 (Encadré 1)

Deux pièges à éviter :

1. Le recours aux « interprètes » familiaux ou non professionnels

Très régulièrement, les sourds se présentent en consultation avec une personne proche, qui fait office d’interprète. Parfois, ce sera un salarié de l’hôpital avec quelques notions de Langue des Signes qui sera sollicité. Ces situations rassurent le praticien ou l’infirmier qui se sent déchargé du problème de communication et pourtant cela est dangereux. Car cela consiste à confier la transmission d’un message à une personne non formée dans le domaine médical ou dont le niveau de Langue des Signes n’a pas été validé. Quelle assurance a le professionnel de santé que cet « interprète » comprend lui-même bien le message ? Quelle garantie a ce professionnel, que l’intégralité de l’information a été correctement et intelligiblement transmise ?

2. Le recours au support écrit

Pour des raisons liées au système éducatif déficient, nombreux sont les sourds qui maîtrisent mal l’écrit. Ils peuvent parfois lire un texte à haute voix, mais n’ont pas nécessairement accès au sens du texte lu. C’est pourquoi, si l’utilisation de matériel iconographique visuel est très utile chez les sourds, en revanche, le recours au français écrit pourra être inopérant. Et comme c’est le cas pour les entendants qui peuvent être dans la même situation, la dissimulation de ces difficultés est habituelle.

 

 

 

 

(Encadré 2)

Comment faire appel à un interprète professionnel ?

 

  • Des Unités d’Accueil et de Soins en Langue des Signes existent dans 12 régions. Vous trouverez les coordonnées des hôpitaux concernés sur http://www.sante.gouv.fr/htm/dossiers/sourds/accueil.htm. Ces équipes pourront vous lister les ressources présentes dans leur région.
  • Dans le Nord-Pas de Calais, le réseau Sourds & Santé organise une prise en charge spécifique du diabète en Langue des Signes, il permet le recours à n’importe quel professionnel de santé (dans le service public ou dans le privé) avec un interprète et/ou un intermédiateur. Voir les coordonnées sur http://www.ghicl.fr/patients-usagers/accueil-personnes-sourdes.asp.
  • La Loi du 11 février 2005 (loi n°2005-102 pour l’égalité des droits et des chances, la participation citoyenne des personnes handicapées), qui reconnaît la Langue des Signes comme une langue à part entière (article 75 section 3 bis), stipule que les services publics doivent la fournir, ainsi que tous les dispositifs de communications adaptés, aux usagers qui en font la demande (article 78). Dans ce cadre, de nombreux hôpitaux publics disposent (ou devraient disposer) de conventions avec des services d’interprètes français-Langue des Signes qui permettent aux patients de bénéficier d’un interprète professionnel mis gratuitement à leur disposition lors de leur consultation.
  • Toute une série d’initiatives locales existe également ailleurs, y compris en dehors du service public hospitalier. Les associations de sourds (voir les adresses sur http://surdite.lsf.free.fr/) pourront vous renseigner sur la situation dans votre région. Sur ce site ou sur celui de l’Association Française des Interprètes en Langue des Signes (http://www.afils.fr/), vous trouverez les coordonnées de principaux services d’interprètes. Le site de l’AFILS permet donne aussi une information sur les moyens d’obtenir un financement pour payer soi-même l’interprète, lorsqu’aucun dispositif adapté tel que décrit plus haut n’existe dans la région

.

Comment s’informer en Langue des Signes sur le diabète ?

·         Un film sur le diabète a été diffusé dans l’émission « L’œil et la Main » du 27 octobre 2008, qui peut être consulté en ligne sur le site de l’émission : http://www.france5.fr/oeil-et-la-main/index-fr.php?page=archives&id_article=302

·         Un DVD d’éducation au diabète en Langue des Signes a été réalisé par le réseau Sourds & Santé, qui peut y être commandé. Voir les coordonnées sur http://www.ghicl.fr/patients-usagers/accueil-personnes-sourdes.asp.

 

 

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24 juillet 2008 4 24 /07 /juillet /2008 13:37

 Le handicap que présentent certains sourds adultes m’apparaît intimement lié aux modalités de prise en charge qui ont été proposées pour leur surdité. Certains, pour une surdité du même type et une déficience auditive d’un même niveau audiométrique, sont très sévèrement handicapés à l’âge adulte, alors que d’autres ne le sont pas du tout. Il me semble donc y avoir un lien très clair entre les modalités de prise en charge de la surdité proposées aux parents d’enfants sourds et le handicap induit à l’âge adulte.

 

Commençons par voir comment se définit aujourd’hui le handicap au niveau international. La Classification Internationale du Fonctionnement, du Handicap et de la Santé (CIF), publiée par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) permet d’analyser le handicap provoqué par la surdité. S’agissant des fonctions mentales du langage, c’est-à-dire des « fonctions spécifiques de reconnaissance et d’utilisation des signes, des symboles et d’autres composantes du langage », la CIF met sur un strict pied d’égalité, le fait de posséder ces fonctions (en réception ou en expression), en langue orale ou en langue des signes. S’agissant des activités de participation, de la capacité à communiquer et recevoir des messages, à converser ou à discuter, la CIF place à nouveau ces compétences sur un parfait pied d’égalité, le fait qu’elles soient assurées en langue orale ou en langue des signes, n’entrant pas en ligne de compte pour déterminer le pourcentage d’invalidité.

 

Lorsque nous évaluons le taux d’incapacité de sourds, dans le respect objectif de cette classification internationale, il est surprenant de constater la discordance existant entre les scores obtenus et ceux qui sont classiquement attribués aux sourds (sur base de leurs audiogrammes). Les fonctions évaluées étant maîtrisées la plupart du temps en langue des signes, alors qu’elles ne le sont que très imparfaitement en langue orale ou écrite. En revanche, l’absence de maîtrise de la langue des signes, intervient de manière péjorative en accroissant le taux d’incapacité.

 

Des unités révélatrices

 

Une observation, faite en pratique clinique, qui vient renforcer ce constat, est la suivante. Dans le cadre des Unités d’Accueil et de Soins en Langue des Signes, travaillent des interprètes français-langue des signes et des collègues sourds, assurant une fonction d’intermédiation (voir à ce sujet les définitions données dans la circulaire DHOS/E1/2007/163 du 20/04/2007). L’interprète qui accompagne un sourd en consultation chez un médecin, intervient uniquement en permettant de lever la barrière de la langue. Dans le respect de sa déontologie (fidélité au discours, neutralité et respect du secret), l’interprète se contente de traduire le plus précisément possible d’une langue vers l’autre, en l’occurrence du français vers la langue des signes ou inversement. Il joue exactement le même rôle qu’un interprète qui traduirait d’une langue orale vers une autre langue orale.

 

Des Sourds, rois de la communication

 

Dès la création des Unités d’Accueil et de Soins en Langue des Signes de France, la nécessité de faire travailler cet interprète en binôme avec un intermédiateur est apparue comme évidente. Ce collègue sourd, à la différence de l’interprète, va adapter le discours signé, au niveau linguistique et culturel du patient. Il va reformuler de manière compréhensible, pour le patient, ce qui a été dit ou traduit en langue des signes.

Ces intermédiateurs, signeurs presque natifs, qui possèdent un niveau élevé de langue des signes maîtrisée comme langue première, n’ont pas été « inventés » en France. Ils correspondent à ce que les anglo-saxons appellent depuis longtemps « Certified Deaf Interpreters » ou parfois aussi « Deaf Communication Specialist ». Ils font preuve d’une capacité d’adaptation, d’une créativité et d’une inventivité linguistiques prodigieusement géniales. Alliant leur connaissance intime de la surdité, de la culture des sourds, au mime et à toutes les richesses de l'icônicité des langues des signes, il leur arrive d’ouvrir des portes qu’on aurait pu penser définitivement fermées. Il faut avoir vu un intermédiateur expérimenté à l’œuvre pour mesurer à quel point ces sourds avec lesquels nous travaillons au quotidien, nous sont indispensables. Ils poussent l’art d’entrer en relation avec l’autre, à un niveau d’excellence qui ne cesse de m’épater. S’il est des spécialistes de la communication, ce sont bien eux, à tel point qu’il m’apparaît aujourd’hui complètement incongru que des médecins, psychiatres ou psychologues (même lorsqu’ils connaissent un peu la langue des signes), puissent s’aventurer sans leur soutien. Compte tenu de cela, il me semblerait légitime que ce métier soit mieux reconnu et valorisé, ce qui devrait sans doute passer par la création d’une formation spécifique qualifiante et la reconnaissance des acquis pour ceux qui en furent, en France, les initiateurs.

 

 

La preuve par le binôme

 

Deux situations peuvent donc se présenter. Le sourd peut consulter un praticien, accompagné par un interprète seul ou par un binôme interprète/intermédiateur. Le sourd qui n’a besoin que de l’interprète, présentant un taux d’invalidité (selon les critères de la CIF), inférieur, à celui qui ne peut dialoguer qu’avec l’aide du binôme interprète/intermédiateur.

 

Hors, dans notre expérience, il apparaît que la nécessité du recours au binôme diminue avec l’âge du patient. Les sourds plus âgés (>30 ans environ) nous semblent en moins grande difficulté que les plus jeunes, leur degré d’autonomie étant meilleur. Ils sont demandeurs d’interprètes, mais sont autonomes dans leur gestion des rendez-vous, ils comprennent l’interprète, dont ils maîtrisent la langue. En revanche, parmi les plus jeunes (<30 ans environ), le besoin d’intermédiation complémentaire à l’interprétation, apparaît plus fréquent. Ils sont plus nombreux parmi les jeunes, à ne pas comprendre l’interprète.

 

C’est une tendance générale que nous constatons et qui nous conforte dans l’idée que la privation de langue des signes en bas âge (qui est la règle pour un grand nombre de sourds depuis  une trentaine d’années, compte tenu de l’« intégration » isolée des sourds, considérée comme le Graal en matière d’éducation), a des répercussions très sérieuses en matière de maîtrise linguistique à l’âge adulte. Inversement, les sourds les plus jeunes, sont souvent meilleurs en matière de vocalisation. Ils articulent de manière intelligible, mais cette compétence ne les dispense pas d’avoir besoin du binôme interprète/intermédiateur. Au contraire, pas un seul sourd ayant bénéficié de langue des signes très précocement (nés de parents sourds), ne nécessite ce binôme.

 

Déprivation linguistique

 

Dans un tel contexte, l’hypothèse d’un rôle iatrogène dans le handicap présenté par les sourds à l’âge adulte, me semble devoir être posée. Le fait de priver les enfants sourds en bas âge d’un accès précoce à une langue des signes fluente (la modalité visuo-gestuelle étant la seule qu’une enfant sourd peut pleinement maîtriser), a-t-il des effets délétères graves en terme de handicap induit à l’âge adulte ?

 

Alors que la littérature médicale foisonne de descriptions cliniques de sourds en situation de profonde déprivation linguistique, il manquait de données épidémiologiques sérieuses pour valider cette hypothèse. Elles sont aujourd’hui apportées par la création des Unités d’Accueil et de Soins en Langue des Signes en France (lire à ce propos le livre de Jean Dagron, Les Silencieux, Presse Pluriel, 2008), qui font remonter à la surface une population de sourds, jusque là totalement invisible. Ces sourds adultes, qui ne fréquentaient plus les cabinets d’ORL ou les associations depuis longtemps, n’avaient pas disparu.

 

Une proportion assez considérable de ces sourds nous apparaît en grande détresse psychosociale, essentiellement du fait d’un défaut de maîtrise linguistique. Ces sourds, dont il faut remarquer que bon nombre s’avèrent capables de vocaliser à haute et intelligible voix (pour nous qui les entendons), n’ont finalement la maîtrise fine d’aucune langue pour exprimer leurs pensées et s’inscrire dans des échanges. Ils peuvent parfois lire un texte à haute voix, mais ils n’ont pas accès au sens de ce qu’ils lisent. Bien qu’ils vocalisent sur des sujets factuels en rapport avec une certaine immédiateté, ils ne parlent pas réellement. Ils correspondent à ce que les auteurs anglo-saxons évoquent comme « language dysfluent deaf patients ». Ils ne sont à l’aise, ni en français, ni en langue des signes, et s’expriment dans un mélange des deux langues.

 

Un casting qui n’est pas une fatalité

 

Sur le millier de sourds qui, à la mi-2008 consultaient le réseau « Sourds & Santé » (soit près de 60% de l’ensemble des sourds natifs de 18 à 70 ans du Nord, si l’on retient une prévalence de 1/1000 pour la surdité pré-linguale), nous estimons que 20 à 25% sont dans cette situation de « language dyfluent deaf patients ». Ils comprennent très imparfaitement le français (oral ou écrit), mais pas mieux la langue des signes pratiquée par un interprète. Ils ne comprennent pas plus le discours signé d’un sourd adressé à un groupe ou une conversation signée entre deux sourds. Ils n’ont accès au sens d’un message que lorsqu’il leur est délivré personnellement, après mise en œuvre de toutes les ressources de l’intermédiation telles qu’évoquées plus haut. Ces sourds sont de parfaits représentants de ceux que j'ai dit victimes du syndrome de l'enfant calque.

 

Les intermédiateurs qui travaillent au quotidien avec nous, font partie de ceux qui ont bénéficié de langue des signes en bas âge. C’est eux qui viennent aujourd’hui au secours d’autres sourds du même âge aux audiogrammes similaires, qui ont été privés de cette langue au même moment. Lorsqu’on y pense, il y a là quelque chose de très troublant. Si les uns contribuent aujourd’hui à soigner les autres, leurs rôles auraient pu être inversés. Ce sont les choix éducatifs faits il y a deux ou trois décennies, privant les seconds de langue des signes, alors qu’on l’autorisait aux premiers, qui ont distribué ces rôles. Il n’y a aucune fatalité dans ce casting. Voilà pourquoi, il m’apparaît légitime d’évoquer le rôle iatrogène de la prise en charge de la surdité en bas âge, par rapport au handicap induit à l’âge adulte.

 

 

Dr Benoît Drion

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2 mars 2008 7 02 /03 /mars /2008 09:43

 En dehors de rares projets d’accueil des enfants sourds en langue des signes et d’exceptionnelles  initiatives d’enseignement bilingue français-langue des signes, où les deux langues sont proposées en parallèle, la très grande majorité des enfants sourds, sont aujourd’hui victimes d’une logique exclusivement oraliste. Une logique qui s’apparente à un crime contre leur humanité.

 

L’intégration des enfants sourds parmi des enfants entendants les prive, aujourd’hui plus qu’hier encore, de tout lien social avec d’autres enfants sourds et d’accès à la langue des signes. Les performances auditives permises par les implants cochléaires (lorsqu’ils réussissent) font de ces enfants sourds, ce qu’il faut bien appeler des oralistes exclusifs. Ces enfants sont victimes du syndrome de l’enfant calque. Au moment même où la société s’ouvre à la langue des signes (reconnaissance officielle), il n’y a sans doute jamais eu une proportion aussi importante d’enfants sourds qui en soient totalement privés.

 

Jusqu’il y a dix à vingt ans, la plupart des enfants faisaient leur scolarité dans des instituts pour sourds, où, bien que la langue des signes n’était pas la langue de l’enseignement (dans leur grande majorité les enseignants entendants qui y travaillent l’ignorent), elle était la langue du lien social et les sourds l’acquéraient par immersion dans un groupe de sourds lors des activités récréatives, dans les internats etc. L’intégration d’enfants sourds isolés, dans des classes d’entendants prive aujourd’hui la plupart de ces enfants de toute possibilité d’acquérir la langue des signes (lire à ce sujet, l'appel pour une reconnaissance effective de la langue des signes française dans l’espace éducatif des enfants sourds).

 

Langue des signes, facteur d’autonomie

 

Aujourd’hui, les sourds adultes que nous accueillons dans nos Unité d’Accueil et de Soins en Langue des Signes, dont une proportion significative souffre de grandes difficultés psychosociales, ont presque tous un certain degré de maîtrise de la langue des signes. Ce degré est très variable et ce que nous constatons nous amène à dire que plus il est élevé, meilleure s’avère leur intégration dans la société. Plus tôt ils ont rencontré la langue des signes dans leur parcours, meilleur est leur degré d’autonomie à l’âge adulte. Ce constat est fait assez unanimement par tous ceux qui sont au contact quotidien avec des adultes sourds, qui ne fréquentent plus les cabinets d’ORL depuis longtemps. Qu’adviendra-t-il de ces enfants sourds aujourd’hui totalement privés de langue des signes ?

 

Si l’activation de la boucle audio-phonatoire à un stade précoce est indispensable à l’acquisition d’une langue orale (période critique liée à la plasticité cérébrale), l’activation de la boucle visuo-gestuelle avant un âge critique n’est-elle pas également nécessaire au bon développement d’une langue des signes ? Certes, nous connaissons des sourds initiés tardivement à la langue des signes et qui en sont devenus de parfaits locuteurs. Lorsqu’on les interroge sur leur parcours, on s’aperçoit que très tôt dans leur enfance, ils ont bénéficié d’une attention gestuelle, même s’il ne s’agissait pas de langue des signes. Cela s’est passé, comme si on avait activé chez eux les aires cérébrales qui seront ultérieurement recrutées pour l’expression en langue des signes.

 

En revanche, les sourds que nous rencontrons, dont les parents ont respecté scrupuleusement les prescrits du monde de la médico-rééducation des sourds, interdisant formellement l’usage de la langue des signes (encourageant souvent le LPC, parfois le français signé), me semblent en beaucoup plus grande difficulté lorsqu’ils arrivent à l’âge adulte. Parfois, on leur a présenté un ersatz linguistique, consistant à mélanger la langue orale à des éléments de langue des signes (communication totale). Les deux modalités linguistiques (langue orale et langue signée) ne leur ont pas été présentées en parallèle, comme deux langues distinctes (bilinguisme), mais simultanément. Est-ce là, ce qui explique en partie que bon nombre de ces sourds n’arrivent finalement à la maîtrise fine d’aucune langue ? Bien sûr, ils parlent avec la voix, mais leur discours reste factuel, liée aux éléments concrets qui les entourent, alors que les sourds locuteurs précoces de la langue des signes, ont un accès à l’abstraction et à la symbolisation qui me semble nettement supérieur. C’est en tout cas ce qui ressort de notre expérience de la fréquentation régulière de près d’un millier de sourds (file active du réseau « Sourds et Santé » fin 2007). Ceux-ci constituant une proportion très importante de l’ensemble des sourds de la région, ces constats n’en ont que plus de force. D’où mon inquiétude ! Qu’adviendra-t-il de ces jeunes sourds aujourd’hui totalement privés de la langue des signes ? Seront-ils en plus grande difficulté encore que leurs aînés ?

 

Questions en rapport avec l’implantation cochléaire

 

Un certain nombre de questions rarement posées, en rapport avec l’implantation cochléaire des enfants sourds méritent d’être formulées. Si j’ai les questions, à ce jour, je n’ai malheureusement pas les réponses.

 

Nous savons qu’il est très peu probable qu’un implant placé dans la cochlée d’un nourrisson en 2008, reste fonctionnel pendant 90 à 100 ans (espérance de vie des enfants nés après l’an 2000). Il est pratiquement acquis qu’il faudra réintervenir après un certain nombre d’années. Les fabricants garantissent leurs implants pendant 10 ou 20 ans. C’est là une garantie commerciale de fabricant. Personnellement, comme médecin, je ne connais aucun type d’implant dans le corps humain, qui reste fonctionnel plusieurs dizaines d’années. Combien de fois au cours d’une vie, sera-t-il nécessaire de réintervenir ? Sur une oreille ? Sur les deux ? Combien de fois sera-t-il possible de réopérer ? Dans une région anatomique aussi minuscule, des problèmes locaux (fibrose, ossification, infection ?) finiront nécessairement par survenir. Ne risque-t-on pas de se retrouver avec des sourds opérés de multiples fois, auxquels un jour on dira qu’ils ne sont plus opérables ? Constitueront-ils une nouvelle génération de « devenus sourds, après avoir entendu avec implant » ? Et c’est précisément cette génération là qu’on prive aujourd’hui de la langue des signes, qui pourrait s’avérer leur planche de salut ! Après les avoir rendus totalement dépendants de leurs implants (dont on leur dit qu’il faut les enlever le moins possible, pour rester dans un bain sonore), devra-t-on un jour leur dire qu’il va falloir qu’ils apprennent à s’en passer ?

 

La technique évolue, les implants s’améliorent d’année en année, tout comme les appareils auditifs classiques se sont améliorés (avec notamment le passage de l’analogique au numérique). Nous savons aujourd’hui qu’un certain nombre de sourds adultes, appareillés en analogique éprouvent de grandes difficultés avec les appareils de nouvelle génération. Ils se sont habitués à un type d’appareillage, ont construit leur perception sonore du monde selon une modalité aujourd’hui considérée comme dépassée. Ils préféreraient conserver leurs « vieux » appareils, mais ce n’est pas possible, l’industrie ne suit plus. Le CCNE a d’ailleurs récemment pointé ce problème dans un avis que j’ai déjà évoqué.

 

Dépendants de leur implant

 

Ne risque-t-on pas de connaître le même type d’évolution avec les implants ? Puisque l’implant de demain sera nécessairement plus performant. Un sourd qui aura suivi des centaines d’heures d’orthophonie pour « décoder » les informations auditives reçues par son implant, devra-t-il recommencer son parcours orthophonique à chaque changement d’implant, pour réapprendre à « décoder » les stimuli auditifs ? Il semble bien que la réponse soit oui dans un certain nombre de cas qui nous ont été rapportés. Qu’en sera-t-il pour cette nouvelle génération de sourds implantés ? Sont-ils partis pour faire de l’orthophonie à vie ?

 

Qu’adviendra-t-il de ces sourds qu’on aura privés de langue des signes, et qu’on aura rendus complètement dépendants de leur implant pour toutes leurs relations humaines, lorsqu’au bout, l’implant ne fonctionnera plus ou que les nouveaux implants qu’on leur proposera, pourront constituer pour eux une régression, plus qu’un progrès ? On pourrait aujourd’hui apprendre à ces enfants à utiliser leur implant comme un outil, le brancher lorsqu’ils sont dans un environnement où c’est pertinent (langue orale) et s’en passer lorsqu’il n’est pas utile (langue des signes). On leur apprendrait de la sorte à rester maîtres de leur implant, plutôt que d’en devenir totalement esclaves, mais ce n’est jamais ce qui est proposé. Bien au contraire, débrancher un implant est présenté aux parents de ces enfants, au pire comme dangereux, au mieux, comme incongru.

 

Comme avec l’appareillage classique chez un certain nombre de sourds, le progrès technique en matière d’implant pourrait bien constituer une régression pour un certain nombre de sourds implantés. Ce sont là des questions auxquelles, les ayant posées à plusieurs ORL implanteurs, je n’arrive pas à obtenir de réponse. Et cela me semble très inquiétant, s’agissant d’une génération de médecins ORL, précisément très opposée à la langue des signes. Verra-t-on dans les années qui viennent, ces médecins poursuivis en justice par des sourds implantés et privés de langue des signes, qui estimeront avoir été victimes d’une médicalisation excessive de leur surdité ?

 

C’est sans doute cynique de dire cela, mais ce qui protègera sans doute ces praticiens de procédures de ce type, c’est précisément que les modalités de prise en charge de la surdité qu’ils défendent, auront justement empêché les sourds qui en sont victime, d’acquérir un degré d’autonomie suffisant que pour prendre la parole. Prendre la parole, non au sens de vocaliser, qu’ils auront certainement, mais au sens de pouvoir vraiment prendre part au débat public. Comme aujourd’hui, les seuls sourds pré-linguaux qui prennent la parole, s’avèrent être ceux qui en sont capables en langue des signes, demain, ceux qui n’auront aucune maîtrise de cette langue, resteront sans doute muets. Comme le sont socialement aujourd’hui ceux qui ont été élevés dans un oralisme exclusif.

 

Des questions sans réponse convaincante

 

Enfin, qu’adviendra-t-il au cours des prochaines années, lorsque les thérapies géniques des surdités génétiques ne seront plus expérimentales. Les implants mis en place auront lésé l’oreille interne. Verra-t-on d’ici quelques années, des enfants rendus dépendants d’un implant, pour une cause de surdité, qui relèvera alors de la thérapie génique, cohabiter avec d’autres enfants plus jeunes, chez lesquels on contre-indiquera l’implant, pour cause de thérapie génique possible ?

 

Toutes ces questions auxquelles je n’arrive pas à obtenir de réponse convaincante me renforcent dans l’idée, que la privation de langue des signes, pour un enfant sourd, n’a pas seulement des conséquences en matière de développement cognitif des enfants sourds, mais qu’elle aura aussi des répercussions plus sévères encore que celles que nous rencontrons aujourd’hui, lorsque ces enfants seront devenus adultes.

 

C’est pourquoi, il ne me semble pas excessif de dire que priver un enfant sourd de langue des signes, c’est commettre un crime contre son humanité. Car ce qui fait de nous des humains, c’est notre degré de maîtrise linguistique, qui n’a que peu de rapport avec le degré de maîtrise vocale d’une langue. Et quelles que soient les performances auditives obtenues avec un implant cochléaire, une langue qui utilise une boucle audio-orale déficitaire est nécessairement moins bien maîtrisée qu’une langue utilisant une boucle visuo-gestuelle indemne. Cela me semble d’une telle évidence, que je n’arrive pas comprendre comment ce point de vue n’est pas partagé par le monde de la médico-rééducation des enfants sourds.

 

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17 février 2008 7 17 /02 /février /2008 14:57

Réfléchissons un peu… avant d’obliger tous les enfants à écrire avec les pieds !

 

Ce n’est pas d’hier que le monde de la rééducation des sourds soutient que la pratique de la Langue des Signes serait néfaste pour les enfants implantés au niveau cochléaire.

 

Certains, sous des allures scientifiques, publient des travaux qui tendent à montrer que la réorganisation des aires corticales chez l’enfant sourd implanté, qui bénéficierait conjointement de Langue des Signes (voir même d’autres supports visuels), serait de nature à compromettre les capacités qu’on pourrait dire « purement auditives » de ces enfants. Et de tirer argument de cela, pour prétendre qu’il serait préférable de poursuivre dans la voie du bannissement de la langue des signes. Ces études se veulent une caution pour les défenseurs d’un oralisme pur, non pollué de signes. Enfin, la science nous montrerait que le salut des sourds ne pourrait venir que d’un oralisme intransigeant.

De plus, comme cela s'est passé tout récemment, certains exploitent les conclusions d'études réalisées chez des adultes sourds implantés, pour extrapoler leurs conclusions aux enfants. Bien évidemment, la situation des adultes sourds implantés (devenus sourds), n'a rien à voir avec celle des enfants. Ces adultes, devenus brusquement sourds, sont évidemment prêts à tous les entraînements, rééducations etc. qui leur permettront de retrouver au plus vite l'audition qui leur manque. On est là dans la rééducation d'une fonction perdue, ce qui n'a évidemment rien à voir avec un enfant né sourd, chez qui le problème principal est celui de l'acquisition d'une langue.

 

Raisonnement emprunt d’a priori

 

D’un point de vue méthodologique, ces démonstrations aux allures scientifiques sont faussées dès le départ, en raison de l’a priori de leurs auteurs, qui voudrait que les sourds ne pourraient avoir de développement en dehors du sonore.

 

Il est évidemment logique que les capacités auditives d’un enfant (avec implant), qui est privé de communication visuelle, soient supérieures aux capacités auditives d’un autre enfant qui aurait un implant + du visuel. C’est tellement évident qu’on se demande comment on peut passer son temps à étudier cela ?

 

La distorsion du raisonnement apparaît mieux avec la métaphore suivante :

 

Une étude scientifique bien menée, montrerait à coup sûr, qu’un enfant auquel on interdirait de marcher sur les pieds, marcherait mieux sur les mains, qu’un enfant auquel on aurait laissé les deux possibilités, et qui logiquement, choisirait de marcher sur les pieds en copiant les autres.

 

Si on part du principe, qu’il n’y a pas de salut pour les enfants sourds en dehors du sonore (marcher sur les mains), il est logique de leur interdire la pratique du gestuel (marcher sur les pieds), puisque les enfants qu’on empêcherait de marcher sur les pieds, marcheraient objectivement mieux sur les mains, que ceux qu’on n'aurait pas obligé à agir de la sorte.

 

Si l’objectif poursuivi est que les enfants marchent bien sur les mains (développent des capacités auditives), effectivement, il faut leur interdire de marcher sur les pieds (pratiquer la Langue des Signes) !

 

C’est tout le problème de ces études, dont les promoteurs n’imaginent pas qu’on puisse devenir humain en dehors du sonore. Et encore moins qu’on puisse le devenir mieux en développant des modalités bilingues de communication. Les professionnels du monde de la rééducation voient les sourds jusqu’à l’adolescence, rarement au-delà. (Cela changera peut-être avec les implants qui nécessiteront un suivi médical à vie, ce qui ne va d’ailleurs pas sans poser question. Jusqu’à présent, les sourds adultes ne consultaient plus les cabinets d’ORL, leur sortie d’adolescence et leur sevrage du suivi ORL est raconté par bon nombre, comme une vraie libération. Ceux qui les suivent n’auront plus cette chance, ce qu’on dit rarement). Le monde de la rééducation n’imagine pas qu’au final, le degré d’autonomie des sourds atteint à l’âge adulte, tel que nous le constatons au quotidien dans notre travail, est inversement proportionnel à leur degré de maîtrise de la Langue des Signes.

 

Marcher sur les mains

 

Pourquoi la proportion de sourds capables de faire des études supérieures est-elle à ce point plus élevée dans les pays nordiques (qui respectent la Langue des Signes), en comparaison à ce qu’elle est dans la veille Europe ? Certes, il est possible que les sourds y vocalisent moins bien (ou aient des capacités auditives moindres, ce qui n’est pas clairement démontré), mais ce qui est démontré, c’est qu’ils ont des capacité cognitives supérieures aux sourds des pays où la Langue des Signes est bannie ou non valorisée ! Simplement, on les a laissé marcher sur les pieds… ce qui est nettement plus efficace pour avancer… Le problème, c’est que les a priori du monde de la rééducation sont tels, qu’il est considéré qu’on ne peut avancer qu’en marchant sur les mains.

 

Lorsque j’étais à l’école primaire, j’avais dans ma classe un compagnon atteint de phocomélie (il n’avait pas de bras), qui écrivait avec ses pieds, sur un bureau adapté. Et bien, il avait une écriture minuscule, mais plus lisible que la plupart des autres élèves. Est-ce pour cela qu’il aurait fallu obliger tous les enfants de la classe à écrire avec les pieds ? Et pourtant, si on avait évalué les choses selon le même protocole que celui utilisé pour ces travaux soi-disant scientifiques sur les capacités auditives avec implant… on aurait dû en conclure qu’il fallait obliger tous les enfants à écrire avec les pieds !

 

 

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19 janvier 2008 6 19 /01 /janvier /2008 12:14

Commentaire suite à la publication de l'avis 103 du Comité Consultatif National d'Ethique :

"Ethique et surdité de l'Enfant : éléments de réflexion à propos de l'information sur le dépistage systématique néonatal et la prise en charge des enfants sourds"

« En l’état actuel des choses, un dépistage de masse le premier jour de la surdité néonatale, anonyme et dépersonnalisé, représenterait probablement plus d’inconvénients que d’avantages. » Tous les mots de cette phrase qui conclu l’avis du CCNE ont été pesés.

 

La position de personnes d’horizons différents,qui ou cours des derniers mois, que ce soit en France ou en Belgique, ont émis des doutes sur la logique dans laquelle s’inscrivait ce dépistage néonatal, a été régulièrement caricaturée, parfois même avec une extrême violence. A titre personnel, j’ai pris connaissance tout récemment d’un courrier insultant à mon égard, d’une ORL belge diffusé à ses collègues. Cet avis du CCNE, qui va précisément dans le même sens que ce que nous étions un certain nombre à dire, nous apparaît d’autant plus intéressant.

 

Pour prendre la mesure de ce qu’il dit, j’invite les lecteurs à le lire complètement. Le commenter brièvement sur des détails techniques (certes importants), réduirait sa portée. J’ajouterais simplement que, connaissant la situation des deux côtés de la frontière franco-belge, je puis vous affirmer que les conditions pratiques (type de test choisi notamment) et d’accompagnement de ce dépistage sont nettement plus réfléchies en France qu’elles ne le sont en Belgique. A fortiori, l’argumentation du CCNE devrait y avoir une portée d’autant plus importante.

 

Un autre point à mettre en avant dans cet avis récent du CCNE, c’est la réaffirmation claire et sans ambiguïté, de ce que le CCNE avait déjà écrit en 1994, « recommandant l’enseignement de la Langue des Signes aux enfants sourds, même lorsque le pronostic de récupération par implants apparaît favorable » et de « regretter que les recommandations de cet avis n’aient pas été suivies d’effets, alors que les résultats scolaires et universitaires des sourds dans les pays scandinaves plaident en faveur du bilinguisme ». (Il s’agit de bilinguisme français-Langue des Signes).

 

Car c’est là que si situe le véritable problème. Que fait-on après avoir dépisté ? Actuellement, que ce soit en Belgique ou en France, la filière médico-rééducative se met en marche et l’enfant sourd, dont les parents sont entendants dans plus de 90% des cas, ne reçoivent pas une information objective. La recevraient-ils, à part de rares initiatives, il n’existe pratiquement aucune possibilité d'accéder à une filière d’enseignement bilingue. De plus, celle-ci est clairement déconseillée par les professionnels du milieu de la rééducation précoce de l'enfant sourd, qui sont les seuls véritables interlocuteurs des parents au début de leur parcours en surdité.

 

A cet égard, la réaction du Conseil National d'ORL[1],suite à la publication de cet avis du CCNE est assez symptomatique. Elle répond complètement à côté de l’argumentation du CCNE. Comment dès lors établir le dialogue, pourtant indispensable dans ce domaine ? Symboliquement, il est révélateur de constater que le CCNE cite 22 fois la Langue des Signes (ou un synonyme) dans son avis. Le Conseil National de l’ORL réussit l’exploit dans sa réaction, de ne pas l’évoquer une seule fois ! Les politiciens ne sont manifestement pas les seuls à être passés maîtres dans l'art d'éluder les questions. En matière de langue de bois, ce Conseil fait ici très fort. Sachant que la Langue des Signes est reconnue officiellement en Communauté Française de Belgique depuis 2003, en France depuis 2005, où elle peut maintenant faire partie des épreuves optionnelles au BAC, où elle est enseignée à l’Université, sachant que le CCNE en rappelle l’importance avec force pour les enfants sourds. C’est assez surréaliste.

 

 



[1] Texte intégral :
Le Conseil National de l'ORL reagit à l'avis du CCNE concernant le depistage systematique de la surdite neonatale

Les représentants de la communauté ORL et de l’AFDPHE (Association Française pour le Dépistage et la Prévention des Handicaps de l’Enfant) ont lu avec un grand intérêt l’avis du CCNE n°103. Ils approuvent la recommandation selon laquelle « le dépistage d’une surdité profonde doit être réalisé aussi précocément que nécessaire».
Le dépistage de la déficience auditive respecte les critères internationaux de l’OMS (fréquence, bénéfice d’une prise en charge précoce quelles qu’en soient les modalités, fiabilité des techniques de dépistage, gravité). Nous rappelons que 30% des surdités congénitales présentent des pathologies associées, qui doivent elles aussi être prises en charge le plus tôt possible (notamment visuelle, neurologique, cardiaque …).
En l’absence de dépistage précoce, toutes les mesures prises pour sensibiliser les professionnels de l’enfance au repérage des troubles d’audition, comme celle proposée par le CCNE dans sa conclusion, d’un « repérage orienté d’un trouble des capacités auditives plutôt qu’un dépistage néonatal généralisé », n’ont pas réussi, en France comme dans d’autres pays, à abaisser l’âge moyen du diagnostic en dessous de 16 mois. Les études internationales et françaises ont montré qu’un dépistage systématique après quelques mois de vie n’était pas réalisable en raison de la proportion élevée d’enfants ne se présentant pas aux consultations de dépistage. C’est pour cette raison que la quasi-totalité des programmes de dépistage nationaux ou régionaux mis en place dans les pays de l’UE, pour ne citer que nos voisins, sont effectués en maternité. La préconisation du CCNE risque d’avoir des conséquences durables sur l’organisation sanitaire du dépistage de la surdité en France. La position des parents d’enfants sourds congénitaux (90% de parents entendants) doit être prise en compte étant donné le risque inévitable de perte de chance liée au retard diagnostique.
L’organisation pratique d’un tel dépistage nécessite un encadrement strict, dont la HAS avait déjà souligné l’importance dans son rapport de 2007. C’est la raison pour laquelle un programme expérimental a été mis en place par la CNAMTS (2005-2008) et confié à l’AFDPHE qui a l’expertise du dépistage néonatal depuis 40 ans. Les dépisteurs français ont en effet toujours eu la préoccupation de respecter les critères fondamentaux de dépistage émis par l’OMS en 1968 (appelés critères de Wilson), tout en tenant compte des avancées technologiques. C’est pourquoi tout nouveau dépistage doit faire l’objet d’évaluation en mettant comme priorité l’intérêt individuel de l’enfant, tout en considérant tous les aspects du programme : intérêt scientifique, organisation, information des professionnels et du public, prise en compte des aspects psychologiques et qualité de la prise en charge de l’enfant suspect et de sa famille, capacités financières des tutelles. Le programme expérimental du dépistage néonatal de la surdité respecte tous ces aspects et en cours d’évaluation par un audit indépendant. Nous attendons avec intérêt les conclusions de cet audit pour optimiser les pratiques du dépistage et de son accompagnement. Les professionnels impliqués dans le dépistage néonatal regrettent que dans l’avis du CCNE on parle d’une « déshumanisation du dépistage automatique qui est une violence » ou de « dépistage anonyme et dépersonnalisé ». C’est ne pas tenir compte du travail des professionnels impliqués dans le dépistage néonatal, du terrain c'est-à-dire des maternités, jusqu’à l’organisation nationale en charge du dépistage, qui, depuis 40 ans, ont toujours le souci de respecter tous les aspects d’un programme de dépistage de masse.
L’avis du CCNE nous conforte au contraire que généraliser un tel dépistage ne peut se concevoir que dans le cadre d’une organisation nationale avec des professionnels parfaitement au fait des exigences d’un dépistage généralisé. Des programmes français pilotes ont déjà permis de montrer l’adhésion des familles à un tel programme dès la maternité, l’information ayant, dans tous les cas, précédé la détection. La dimension psychologique a été spécifiquement étudiée dans l’un de ces programmes.
La communauté ORL est très attentive à la qualité de la prise en charge de l’enfant déficient auditif dans toutes ses dimensions, en proposant une information diversifiée, un environnement et un accompagnement multidisciplinaires aux parents dans l’intérêt de leur enfant, en collaboration avec la communauté sourde. Elle a déjà mis en place les moyens d’évaluer à long terme la prise en charge des enfants sourds non seulement dans la dimension sanitaire, mais aussi sociale, psychologique et éducative.
Le Conseil National de l’ORL (Collège National d’ORL, Société Française d’ORL, Syndicat National des ORL) et l'Association Française pour le Dépistage et la Prévention des Handicaps de l’Enfant

 

 

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16 mai 2007 3 16 /05 /mai /2007 12:58

 

Texte publié en Carte Blanche dans le quotidien belge "Le Soir " du 16 mai 2007, par un collectif de signataires (voir plus bas).

L'éducation des enfants sourds ne peut être réduite à une rééducation

 

Depuis quelques temps, la communauté des Sourds de Belgique est en émoi. Les initiatives prises récemment en matière de dépistage néonatal de la surdité cristallisent les passions. Et certains de penser : « Comment ! Les pouvoirs publics, prennent enfin des mesures pour dépister ce fléau qu’est la surdité infantile, et ceux, pour le bien desquels cette politique est mise en œuvre, y voient à redire ! On veut les dépister pour les guérir, et certains s’y opposeraient ! « Les aveugles verront, les sourds entendront, les boiteux marcheront droit ». Quel aveugle refuserait qu’on le guérisse, quel boiteux refuserait qu’on le soigne ? Les sourds seront-ils les seuls à refuser la main secourable d’une médecine qui vient les sauver ? » Serait-ce aussi simple ?

 

Non ! Nos parcours respectifs nous amènent à penser, que le débat ouvert par le dépistage néonatal de la surdité, vaut mieux que la caricature qui en est faite. Car l’accueil qu’une société réserve à l’enfant sourd conditionne le développement du langage et touche par là, à ce qui fait de nous des humains. Et les Sourds, qui sont à l’origine des Langues des Signes, sont justement maîtres en la matière. Le génie de leurs créations linguistiques apporte un démenti formel à la conception étriquée du langage que les professionnels, médecins et autres, de la « rééducation » des enfants sourds veulent leur imposer – en particulier la prééminence de la phonologie de la langue sonore -, que la médecine rééducative des enfants sourds, présente comme incontournables à qui veut parler, lire ou écrire.

 

Il est incontestable que les techniques médicales (notamment l’implantation d’électrodes dans la cochlée), améliorent, pour certains enfants sourds, leurs capacités auditives et articulatoires. Les progrès de la médecine occidentale n’ont été possibles que par l’attention portée aux processus pathogènes cellulaires de l’organe malade. Dans l’exemple de l’enfant sourd, la cochlée et les performances auditives au laboratoire d’audiophonologie sont devenues le centre des préoccupations thérapeutiques de la communauté médicale, déplaçant l’être humain, l’homme sourd, au second rang. Focaliser leur éducation (pourquoi parle t-on toujours de rééducation ?) sur le seul support oral du langage – les sons -, c’est ignorer qu’un phonème n’est pas un son, qu’un concept n’est pas nécessairement un mot. Le langage humain est fondamentalement subjectif et les tests utilisés pour l’évaluation de ces enfants, semblent totalement imperméables à ce que la linguistique nous apprend. Ce qui est audiométriquement vrai, sonne faux lorsqu’il s’agit de langues.  Ce qui est pertinent dans le laboratoire d’audiophonologie peut devenir pervers si toute l’éducation des enfants sourds tourne autour de la priorité de faire entendre des sons. Réduire ainsi leur éducation à une rééducation est une injure à leur sensibilité et intelligence d’êtres humains.

 

Il est vrai que la médecine en général, est assez hermétique aux apports des sciences humaines qui en l’occurrence, lorsqu’il s’agit de surdité, devraient pourtant être au cœur du débat. Les répercussions de cette schizophrénie dissociant l’organisme, objectivable et mesurable, des rencontres humaines langagières qui fondent un corps, a des conséquences dramatiques sur le devenir des enfants sourds. Des drames que chacun de nous, dans son champ épistémique ou institutionnel particulier ou dans sa pratique clinique, est amené à rencontrer et dont il se fait le devoir de témoigner.

 

Le libre choix des parents, en matière d’accueil de la surdité, proclamé par le monde de la « rééducation » des enfants sourds, l’ouverture à la Langue des Signes, répétée comme une formule creuse, sont aujourd’hui des leurres absolus. Les parents, en grand désarroi au moment de l’annonce de surdité, ne sont évidemment pas en situation de choisir. Le fussent-ils, actuellement, il n’y a pas d’alternative, à celle d’une médicalisation outrancière, le fantasme de guérison de la surdité n’étant pas loin. Entre proclamation du libre choix et réalité, il y a un abîme, où aujourd’hui, se meurent symboliquement des enfants qui articulent bien. Le seul choix, effectivement proposé (car c’est le seul qui est financé et réellement présenté aux parents), est une prise en charge dominée par une pensée médicale audiocentrique, sourde aux apports des sciences humaines et aveugle aux enseignements du passé.

 

Nous avions eu la naïveté de penser que la reconnaissance unanime, en 2003, de la Langue des Signes, par la Communauté Française, inaugurait une ère nouvelle. Elle ouvrait la perspective de l’épanouissement d’un groupe de citoyens, partageant la Langue des Signes, langue à modalité visuo-gestuelle traçant les contours d’une véritable minorité culturelle. Elle apparaît aujourd’hui comme le cache-misère, visant à mieux rendre inaudible la parole des Sourds. Si aujourd’hui, Madame la Ministre Fonck, semble en première ligne, elle n’est pas seule responsable du gâchis actuel ; c’est l’ensemble des décideurs politiques, sans désir de donner une traduction réelle à cette reconnaissance de la Langue des Signes, qui porte cette responsabilité.

 

Et ce n’est pas faute d’avoir été informés par des instances officielles telles que le Conseil Supérieur de l’Enseignement Spécial ou le Conseil Consultatif de la Langue des Signes. Quelles que soient les recommandations faites démocratiquement par ces instances à la composition pluridisciplinaire, chaque fois, depuis plusieurs années, le lobby médical est revenu par une porte dérobée, et sans aucune concertation avec qui que ce soit, a tout remis en question. Pourquoi les médecins et leurs valets sont-ils si volontiers entendus ? Parce qu’il est plus simple et rassurant d’écouter ceux qui nous disent qu’ils peuvent faire entendre les Sourds. Plutôt que, surmontant nos peurs, de prêter attention à ceux qui demandent, parfois maladroitement, à se faire entendre dans la seule langue qu’ils puissent pleinement maîtriser et que nous ignorons. Il est aujourd’hui de notre devoir de scientifique, de père, de mère, d’humain tout simplement, de dire notre inquiétude et notre indignation devant tant de gâchis.

 

Mesdames et messieurs les responsables politiques, écoutez ceux qui recueillent les effets mortifères d’un système injuste.



Collectif de signataires :
Pr Jean-Claude Dortu, philologue romaniste, Ecole Européenne Bruxelles 2

Pr Jean Giot, linguiste, FUNDP, Namur

Dr Claire de Halleux, pédiatre, Centre Hospitalier Notre-Dame et Reine Fabiola, Charleroi

Laurence Meurant, Maître de Conférence, linguiste, FUNDP, Namur

Pr Françoise Ost, juriste et philosophe, Vice-Recteur des Facultés Universitaires Saint-Louis

Pr Manfred Peters, linguiste, FUNDP, Namur

Yvette Thoua, psychanalyste, Bruxelles

Pr Diederik Zegers de Beyl, neurologue, ULB

Dr Benoît Drion, Unité d’accueil et de soins en langue des signes, Hôpitaux de l’Université Catholique de Lille

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